L’obsession grammatographique
- Ponge, Perec, Jabès -

- Frédéric Marteau
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Fig. 1. F. Ponge, La Table, p. 24

Fig. 2. F. Ponge, La Table, p. 39

Fig. 3. F. Ponge, La Table, p. 46

A travers cette fantaisie du souvenir et la description d’une anxiété poétique, de la poésie présentée comme une maladie ou une folie, Ponge veut montrer que le travail du poète est justement le travail d’une telle inquiétude, d’un tel moment critique, l’occupation d’un tel lieu logoscopique ; que l’exercice poétique est la folie (détournement, per- ou subversion) d’un rapport au langage où la matérialité de l’écriture est négligée au profit des évidences de la signification. Or, pour accéder au sens, le poète ne doit pas faire l’économie d’un travail sur la langue. On comprend pourquoi Ponge préférait, au titre de poète, celui d’ouvrier ou d’artisan verbal.

Le poète pongien est un homme qui travaille à sa table, écrit sur la table, à son sujet (ou son objet), se confrontant (selon la loi, ou la maladie, du logoscope) au mot TABLE. Nous terminerons donc notre brève traversée du vaste complexe pongien par une lecture de La Table, c’est-à-dire de toutes ces « Notes pour la table », ces travaux préparatoires qui illustrent exemplairement l’obsession grammatographique du poète. Passons sur toute la dimension de mise en abîme lisible dans (sur) La Table mais arrêtons-nous sur le travail autour du mot. Après une suite de mots de la famille de « table » à chercher dans le dictionnaire, Ponge revient sur la notion de « souvenir » que nous venons d’évoquer. « Je me souviendrai de toi, ma table » - le verbe est alors accompagné d’une note qui précise que le souvenir est un don verbal à l’autre adressé : « Je vais faire que l’on se souvienne de toi (ou plus exactement que tu te souviennes au je du lecteur, que tu surgisses dans sa mémoire) » [31]. Car le secours doit venir du lecteur, cet autre du texte. La chance du poème, et par conséquent son risque, réside dans sa lecture. Tout le projet de La Table s’inscrit d’ailleurs dans cette formulation qui insiste sur le rôle essentiel joué par le lecteur : « Lecteur je t’invite à lire l’écriture de la lecture de ce que j’écris / Je t’invite à faire la lecture de l’écriture de ma lecture de ce que j’écris » [32]. Lecture et écriture s’entremêlent au point de se confondre. Le lecteur, ou écrilecteur, est celui qu’ailleurs Ponge nomme (et appelle de ses vœux) « l’agent commutateur » capable de faire fonctionner un texte – d’appuyer sur les mots, sur leurs lettres, pour les faire bouger, les faire marcher [33].

Pour qu’un lecteur se souvienne de la table, il faut l’inviter à faire la lecture de l’écriture de la lecture du mot table, comme du mot souvenir. En effet, souvenir, c’est aussi venir sous : « La table vient se placer sous mon coude / La table souvient à mon coude / Tandis qu’il me souvient de la table (de la notion de la table), quelque table vient sous mon coude » [34]. Entre l’objet qui souvient au coude de celui qui écrit, et sa notion présentée pour qu’un lecteur se souvienne de l’objet, il y a un mot. Table se compose d’un T et d’un suffixe, « la terminaison (ou désinence) able » [35] : « De la table « T » est la forme, able est la matière (le bois) » [36]. La matière, c’est-à-dire ce qui peut être (able vient du latin abilis), la possibilité même pour un mot d’accéder à la complexité de son être. Le langage se met alors à révéler ses possibilités ; il se met à bouger, dès lors qu’il réalise sa matière. « Table est l’établissement de la désinence able, la mise sur pied » [37]. Mais pour arriver à ce jeu lexical qui signe la relation à la chose, il faut détruire le mot comme concept et considérer la chose comme conceptacle, c’est-à-dire entrer dans la matérialité sémantique du mot après en avoir chassé l’idée.

 

Ce qui m’en vient donc naturellement (authentiquement), c’est à la fois l’objet (le référent) hors le mot et le mot, hors sa signification courante, et ce que j’ai à faire est de les rajointer. Un objet plus épais, plus actuel aussi et un mot plus épais (que sa valeur actuelle de signe) [38].

 

Cette définition par l’auteur de son propre travail est suivie par une remarque hors de propos (« un coq à l’âne » écrit Ponge) : nous quittons la table pour retourner au pré. Il lui vient à l’idée une mise en pages pour la fin du Pré, une composition typographique de sa signature qui apparaît alors à l’état de dessin (fig. 1[39]. Si Ponge a souvent mis l’accent sur la nécessité typographique du dessin scriptural, le travail manuscrit, que l’auteur publia souvent comme tel, révèle un détour par le dessin, et particulièrement le dessin de lettres (ici les initiales de son nom qui sont celles aussi du fenouil et de la prêle), c’est-à-dire une obsession grammatographique. Celle-ci apparaît dans le fil du travail sur La Table, parce que la définition précédente du rapport – du rajointement – entre l’objet et le mot passe par l’épreuve d’une grammatographie. Ce que vient confirmer la suite des notes sur La Table.

En effet, il s’agit pour le poète (pour son corps) de s’appuyer sur la table, sur le mot (et le corps du mot) table ou le groupe de mots la table. « Rase ou pas rase comme on voudra il reste la table / il reste LA TABLE » [40] :

 

Eh bien la table comporte sept lettres dont un couple anagrammatique la et a(b)l, 2 fois la voyelle a et la lettre la plus importante, le T
qui me semble la figurer (ou représenter) « pictographiquement » ; puis l’explosive b atténuée par rapport au t, atténuée encore par la labiale l et la terminaison muette e [41].

 

Ponge évoque ici la matière de la table ; l’objet (le référent) et le mot (sa grammatographie) se confondent. « Les a sont la matière (le bois) (ici encore le e final adoucit ces a) » [42] : la table est « élémentaire » [43]. A la décrire ainsi, le dessin guette, et même si Ponge se défend d’être un dessinateur (se réclamant plutôt du moraliste [44]), il a besoin d’en passer par un geste graphique élémentaire, s’appuyant sur la table pictographiquement (fig. 2). Et si le T, pictographiquement, la signifie (mais cela pourrait être également le tréteau d’un X), le suffixe able la rend possible, lui attribue la possibilité d’être. Il « permet de connoter une action virtuelle du lecteur » [45] et réalise la « lecture-écriture » du texte, lui assurant sa mise en marche ou sa survie.

On aura ainsi pu constater que tout au long de son œuvre, le travail verbal de Ponge – sa morale – ne s’est pas appuyé sur une métaphysique, mais sur une physique, celle d’un Epicure ou d’un Lucrèce : « La physique atomistique : celle des signes, des signes espacés, (discontinus), celle des Lettres » [46] (fig. 3). Avec La Table, Ponge voulait en finir : achever son œuvre, terminer sur le sol ou le support qui avait vu naître ses écrits, cette table de consolation, cette console. Mais à nouveau il rencontra un mot, et avec lui la possibilité infinie (à jamais recommencée : le manuscrit de La Table est un ensemble interminable) non seulement de l’écriture mais aussi de la lecture, entendue comme ce qui vient relancer sans cesse la rencontre avec une chose verbale : « Tout (de la table) est contenu dans ce nom, la Table : dans son apparence écrite (ou lue) sur la page, et (tout à la fois) dans sa sonorité » [47]. Il aura ainsi été impossible d’achever ou d’effacer ce qui comporte en lui-même sa propre possibilité d’être – à la lettre.

 

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[31] F. Ponge, La Table, Paris, Gallimard, 1991, 2002, p. 9. Nous nous référons à l’édition de la NRF et non à celle de la Pléiade car dans celle-ci ne sont pas reproduits les dessins grammatographiques que nous voulons voir figurer ici.
[32] Ibid., p. 20.
[33] Voir les Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Op. cit., pp. 185-186 : « Il est évident que c’est seulement dans la mesure où le lecteur lira vraiment, c’est-à-dire qu’il se subrogera à l’auteur, au fur et à mesure de sa lecture, qu’il fera, si vous voulez, acte de commutation, comme on parle d’un commutateur, qu’il ouvrira la lumière, enfin qu’il tournera le bouton et qu’il recevra la lumière. C’est seulement donc le lecteur qui fait le livre, lui-même, en le lisant ; et il lui est demandé un acte. »
[34] F. Ponge, La Table, Op. cit., p. 13.
[35] Ibid., p. 12.
[36] Ibid., p. 16.
[37] Ibid.
[38] Ibid., p. 24.
[39] Sur la dimension de la signature et pour un commentaire particulier de ce passage, voir J. Derrida, Signéponge.
[40] F. Ponge, La Table, Op. cit., p. 38.
[41] Ibid.
[42] Ibid.
[43] Ibid., p. 39.
[44] « Je ne suis pas un dessinateur, mais un moraliste (dois-je ajouter hélas !? – Non, mais je dois préciser ma pensée. Je suis un moraliste en ce sens que je veux que mon texte sur la table soit une loi morale, prenne cette valeur (et seule une formule verbale, c’est-à-dire abstraite au maximum, mais concrète à la fois, parce qu’utilisant l’alphabet et la syntaxe, le mode d’écriture et la langue communs à notre espèce et à notre époque les révolutionne pourtant) mais un moraliste révolutionnaire…) » (Ibid., p. 32).
[45] Ibid., p. 66.
[46] Ibid., p. 47.
[47] Ibid., p. 64.