Quand l’art découvre ses cartes...
- Manon Regimbald
_______________________________
pages 1 2 3 4 5
ouvrir le document au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email
       Il va falloir bien des années encore de nomadisme, de pensée nomade et géopoétique, pour que ce champ atteigne à sa pleine puissance et pour que l’on puisse vraiment parler de transformation culturelle générale. Mais les signes sont là, les débuts d’une cartographie, et quelques pistes.
       Disons, avec un rire cosmique, que le troisième millénaire sera nomade et géopoétique ou ne sera pas (Kenneth White [1])

       L’usage de la carte traverse le temps. Sursaut anachronique ? Survivance d’une pratique qui croise les mots et les images et qui revient hanter le champ de la représentation en art [2] ? En tous les cas, sa présence significative en ce début du XXIe siècle remet en jeu l’épineuse question où sommes-nous ? où allons-nous ? Parfois, la carte cherche à échapper à l’Histoire, comme si l’empire cartographique n’avait pas sa propre historiographie et comme si l’espace géométrique l’exemptait de tout mot [3]. Pourtant, bien au contraire. Depuis longtemps, la carte chevauche le lisible et le visible, au gré même des inscriptions qui l’animent et l’implantent dans la chair du monde alors qu’elle va et vient de l’in visu à l’in situ, sous l’impulsion paysagère sortant l’art des perspectives classiques pour emprunter plutôt des vues icariennes et terrestres [4]. Mais qu’est-ce qui rattache les mots à la carte ? la carte aux mots ? Les mots rendent-ils la carte lisible ou la carte les rend-elle plus visibles ?
       Et l’artiste qui choisit d’œuvrer avec la carte, sans mot dire ou en toute lettre, conteste une certaine croyance moderniste de l’incompatibilité du textuel et du visuel en art tout comme il célèbre les correspondances entre le texte et l’image, qu’il décrive l’espace ou qu’il y inscrive un lieu, qu’il invente des contrées illusoires ou inventorie les archipels perdus, qu’il marche, se promène, arpente ou jardine la planète. Cet artiste qui balise la géopoétique, pour le dire autrement comme Kenneth White [5], sonde nécessairement les profondeurs abyssales du langage – cette montagne de mots avec ses failles et ses fissures ou encore cet inconscient refoulé du modernisme, aux dires de Robert Smithson [6].
       Partons de l’énoncé de Gilles Deleuze et Félix Guattari :

 

       Mais toujours, si la nature est comme l’art, c’est parce qu’elle conjugue de toutes les façons ces deux éléments vivants : (...) le territoire et la déterritorialisation [7].

 

       Ainsi en va-t-il tout particulièrement de la carte en art contemporain, à l’heure des exils forcés, des migrations imposées et de tous les grands bouleversements sociopolitiques et climatiques. Et cette mouvance déborde les rives géoculturelles que l’art et la nature portent en eux puisqu’elle « est aussi de nature ontologique et symbolique, puisqu’elle caractérise le déplacement même du Sens et de l’Etre dans l’expérience intime de l’altérité » [8]. Ne perdons pas de vue non plus que

 

       la géographie ne se contente pas de fournir une matière et des lieux variables à la forme historique. Elle n’est pas seulement physique et humaine, mais mentale, comme le paysage. [...] Enfin, elle arrache l’histoire à elle-même, pour découvrir les devenirs [9].

 

Et puisque « penser se fait plutôt dans le sens du territoire et de la terre » [10], mû par le va et vient qui s’ensuit entre la reterritorialisation et la déterritorialisation, ces mouvements qui s’ouvrent sur un ailleurs ou redonnent un territoire ne sont pas séparables des flux qui animent la carte et ses mots.

 

Les mots de la carte

       Il suffit de regarder n’importe quel mot assez longtemps pour le voir s’ouvrir en une série de failles, en un terrain de particules, chacune d’entre elles créant son propre vide (Robert Smithson) [11].

       A nouveau, reportons-nous à Deleuze et Guattari pour qui l’art tirerait les mots du côté des percepts et des affects alors que la science les amènerait vers la prospection tandis que la philosophie en ferait des concepts. Cependant « chaque fois, le langage est soumis à des épreuves et des usages incomparables, mais qui ne définissent pas la différence des disciplines sans constituer aussi leurs croisements perpétuels » [12].
       Ainsi des mots résonne l’écho plus ou moins lointain de noms essaimés sur mille plateaux, chacun des noms aperçus sur la carte installant une place, un site en devenir. Certains mots se nomment eux-mêmes et s’autoproclament tandis que d’autres nous interpellent plus directement. D’un côté, les substantifs identifient l’espace à moins qu’ils ne le brouillent littéralement. De l’autre, les noms propres baptisent les lieux indiquant « d’abord quelque chose qui est de l’ordre de l’événement, du devenir ou de l’heccéité », non pas « le sujet d’un temps mais l’agent d’un infinitif [13] ».
       En effet, la carte nominalise, elle substantive stricto sensu le temps de faire son nom dans le lit des images, sillonnant les chemins renommés de la polysémie, aux bordures mouvantes d’une culture qui procède par fragmentation, par connexion pendant que les rhizomes des lettres s’étalent dans le champ visuel. C’est alors que commencent à croître les repousses et que prennent les greffes nominales entées sur le vertigineux dehors de l’image. La carte ne calque pas le territoire auquel elle réfère ; elle ne le reproduit pas plus que les mots qui la trouent.

 

Les mots sur la carte
et alentour

 

       Et puis, les nominations établissent un autre réseau de références puisque les titres, les sous-titres, les légendes, les notes, les inscriptions de toutes sortes sur la carte et aux alentours se juxtaposent aux prises de vues évoquées. Et même, il arrive que la carte prenne pour écrin le carnet de voyage ou le journal intime. A partir de leurs différentes positions, les mots fixent l’espace cartographique tout autant qu’ils peuvent l’écarter, selon les circonstances. Une myriade d’identités nominales est absorbée dans l’œuvre ; le nom est disséminé sur la carte et ses marges légendaires ; parfois, il flotte quasiment dans la représentation. Quête étymologique, rêveries toponymiques, balises lexicales, fausses appellations fabuleuses et dérives poétiques attisent les récits. Dérivation ou ancrage, les parcours mixtes des mots et des images, de l’un à l’autre et vice versa, étendent, rehaussent, les territoires envisagés dont ils font reculer les bornes. Au milieu des avalanches du langage, l’écho des mots s’entrechoque sur les rives des images les fracassant ; parfois il s’entrelace, s’y accordant.

 

>suite
[1] K. White, Déambulations dans l’espace nomade, Actes Sud, Crestet Centre d’Art, 1995, p. 66.
[2] Je rejoindrai ici Stephan Bann pour qui « après plusieurs décennies de Land Art,[...] ce mouvement ne correspondait pas seulement à un renouveau de la grande tradition mais posait la question de son archéologie ». Comme le constate si judicieusement Bann, « presque tous les éléments [...] langage mixte de la photo, de la carte et du trait, phénoménologie de la marche et mythe du voyage – sont là non pas pour nous donner un petit frisson d’avant-garde, mais pour renouveler une expérience beaucoup plus compréhensive du paysage global, si l’on peut dire » (S. Bann, « La carte, indice du réel », dans Le Jardin, art et lieu de mémoire, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 1995, p. 458).
[3] Sur l’histoire de la carte, voir notamment, C. Jacob, L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992 ; voir aussi : Cartes et figures de la terre, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980.
[4] C. Buci-Glucksman, L’Œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996 et G. A. Tiberghien, Land Art, Paris, éditions Carré, 1995.
[5] Sur la géopoétique, voir K. White, Déambulations dans l’espace nomade, Arles, Actes Sud, Crestet Centre d’Art, 1995 ; aussi du même auteur : L’Esprit nomade, Paris, Grasset, 1987.
[6] R. Smithson, « Un musée du langage au voisinage de l’Art », Robert Smithson. Le paysage entropique 1960 / 1973, Marseille, Musée de Marseille – Réunion des Musées nationaux, 1994, pp. 182-191.
[7] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 176.
[8] Tel que le souligne si bien Pierre Ouellet dans L’Esprit migrateur. Essai sur le non-sens commun, Montréal, Trait d’union-Le soi et l’autre, 2003, p. 10.
[9] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Op. cit., p. 93.
[10] Ibid., p. 82.
[11] R. Smithson, Op. cit., p. 195.
[12] Ibid., p. 29.
[13] G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1988, p. 323.