Quand l’art découvre ses cartes...
- Manon Regimbald
_______________________________
pages 1 2 3 4 5

       Ramifications et hybridations couvrent et recouvrent l’image alors que dans les arts médiatiques et technologiques, l’usage du GPS foisonne, ce système de localisation qui tente de ramener la représentation directement sur le terrain. La cartographie se raccroche alors à ses sources scientifiques et technologiques en même temps qu’elle revisite la longue tradition des récits illustrés des voyages où l’image devient un vecteur essentiel de la connaissance. En 2002-2003, songeons à Variations / Variante de Don Sinclair, cet artiste voyageur de notre temps qui parcourt à bicyclette Toronto et ses environs, muni d’une caméra digitale et d’un GPS [14]. A l’ère du réchauffement climatique, ce carnet de voyage contemporain exposé sur Internet propose une mosaïque climatologique d’un territoire variable et proxémique plutôt qu’une géographie à point fixe, imposant la morphogenèse à géométrie aléatoire de l’image avec cet éventail cartographique numérique composé d’une interface de pas moins de 25 000 images et de 80 000 localisations.
       Dans cette double épreuve du textuel et du visuel, les sauts périlleux, les rétroversions cheminent avec la mémoire, entre le mot, ce hors-la-loi de l’image et l’image, ce hors-la-langue, traçant des routes au sein des cartes. Cela creuse l’espace lisse de la trame où l’histoire s’infiltre petit à petit grâce au vaste bassin de correspondances qui ravive les réminiscences ou l’anamnèse que représente toute parole. Dans cet amalgame, la topographie configure l’événement et donne de la profondeur au récit tandis que la topologie apporte du mouvement que la tropologie active à sa façon. Les circonstances de la randonnée – tels que la température, la vitesse, le vent, la position du cycliste – sont mises en jeu. Selon des indications territoriales très précises, les mots se ramifient et détaillent rigoureusement l’espace réel parcouru, pratiqué, vécu.

 

       De la carte aux mots

 

       « Regarder les mots » dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, s’écriait Svetlana Alpers [15], suivant ainsi l’appel classique du peintre Nicolas Poussin qui recommandait, voire, commandait de « lire l’histoire et le tableau » bien avant l’entrée par effraction des mots par les cubistes en art moderne ou encore par les futuristes, surréalistes, constructivistes ou dadaïstes. Or, notre manière occidentale – si différente des traditions chinoise et japonaise en art – a trop souvent séparé le textuel du visuel depuis la Renaissance. Toutefois , à regarder de plus près, les mots faisaient aussi bon ménage avec l’art hollandais au XVIIe siècle en même temps que s’y développait le cartographique, comme en témoigne admirablement L’Allégorie de la peinture de Vermeer.

       D’emblée, l’étymologie rattache la carte au « tableau », à la « peinture », à la « table à jeu ». Plus encore, la carte désigne pareillement « registre » et « tablette à écrire » car « carte » renvoie aussi au latin tabula, ce qui la tourne implicitement vers l’écriture [16]. Et puis, remarquons surtout le passage direct en latin de la carte à la carte géographique puisque cela nous conduit à graphikos ; il en ressort clairement sa filiation aux mots qui se termine par graphein, du grec « écrire ». S’expose ainsi sa parenté à la géographie, à la chorographie, autant qu’à la topographie. Dans cette perspective, rappelons-nous que Ptolémée définissait la géographie en tant qu’imitation graphique de la partie connue de la Terre (l’art de dessiner, graphein) en forgeant le terme à partir du suffixe grec, nouant de près, la terre à l’écriture. Soulignons ici toute l’ambiguïté du terme geôgraphein en grec, qui signifie simultanément « écrire », « dessiner » et « peindre » et mêle l’opération graphique au texte, à l’image et au schéma géométrique [17]. Ici, le pouvoir des mots est greffé à la force des images puisque grapho rassemble depuis longtemps peinture et écriture. Dès le départ, la cartographie décrit, comme l’enseigne ses racines grecques, tout autant qu’elle dessine et dépeint. Une alliance que ravivera, bien plus tard, Robert Smithson en inventant les Earthwords, ainsi dénommés pour désigner les racines verbales devenues des gouffres et des trous où se perdre, où faillir, où peut-être s’échouer [18].

 

A mots couverts

 

       A mots couverts, les termes de la carte, maintes fois de « seconde main », pistent le champ de lecture [19]. L’acte cartographique s’empare des mots comme d’une matière malléable, prétexte à des jeux de toute sorte. Appropriation, réappropriation du discours d’autrui ? Qu’importe. Mot dans les mots, ils agrandissent l’horizon, histoire de voir et d’aller voir, de scruter la distance aux citations qui abritent, elles aussi, d’autres lieux de mémoires, d’autres espaces rémanents. Les mots quelquefois trouvés en cours de route ont des trajectoires particulières, déchaînant des remous poétiques, retraçant des traumas et des ressouvenances qui bouleversent la trame des images, l’illuminant ou l’assombrissant, au risque même de la noircir.

 

La carte : Au nom de l’existence ou de l’idéal ?

 

       D’entrée de jeu, la carte peut décrire, d’une part, l’espace universel et dépeindre son abstraction ; elle en donne la mesure, l’étendue, les coordonnées, les positions. Structurée en damier, la carte quadrille et grillage le paysage. La vue scénographique se dérobe alors que s’étale le plan rabattu au sol. D’autre part, elle pointe des territoires et montre des lieux, au milieu de l’espace et du temps, grâce aux noms qu’elle inscrit, grâce aux titres qu’elle se donne, aux légendes qui la bordent et l’encadrent, aux fables qu’elle incarne, aux mythes qu’elle dissémine ou détourne, défie ou déjoue [20]. En désignant cet espace habité, la carte montre de la sorte un espace pratiqué, soit des parcours, des trajectoires, des mouvements migratoires, donc un espace parcouru, arpenté, dit et raconté [21]. A travers narrations, savoirs et voyages, la carte expose la place et révèle également le déplacement. Elle suscite le double mouvement du lieu qui, d’une part, ouvre et crée de l’espacement en vue d’aménager le territoire, et de l’autre, permet le déplacement, le passage ; elle renoue avec l’attitude du sédentaire qui occupe le territoire, et celle du nomade qui y passe, y séjourne temporairement. Ce faisant, les noms indiquent des lieux qui rendent la terre habitable, qui nous y rattachent et nous y rapportent car habiter, c’est d’abord être sur terre, y séjourner ; c’est aussi notre manière de l’édifier, de la cultiver. Déjà, la carte gravée sur la pierre de Bedolina – ce pétroglyphe de l’Age de bronze – atteste de ce rapport fondamental que l’homme entretient avec le lieu qu’il habite de façon plus ou moins sédentaire, plus ou moins mobile.
       Les mots de la carte constituent une façon d’entremêler l’espace et le lieu et d’entrecroiser deux manières d’envisager l’étendue du monde, des espaces partagés, divisés, calculés ou des lieux mémoire. Avec la carte, la représentation passe de l’espace quadrillé, général, géométrique ou Idéal au lieu de l’existence, à son histoire, sa mémoire et sa temporalité pendant que le discours se fait trajet, itinéraire.

 

>suite
retour<
[14] Don Sinclair, Variations / Variantes [site internet].
[15] S. Alpers, L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVII e siècle, Paris, Gallimard, 1983.
[16] H. Gœlzer, Dictionnaire français-latin, Paris Garnier-Flammarion, 1966, p. 85 ; H. Gœlzer, Dictionnaire latin-français, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 586; Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Paris, Larousse, 1971, p. 352.
[17] Sur les aventures étymologiques de graphikos, il faut lire S. Alpers, « L’appel de la cartographie dans l’art hollandais », L’art de dépeindre, Op. cit. pp. 209-291.
[18] Voir, R. Smithson, « Une sédimentation de l’esprit : Earth Projects », Op. cit ., p. 195 ; C. Owens, « Earthword », C’est pas la fin du monde. Un point de vue sur l’art des années 80, Rennes, Centre d’histoire de l’Art contemporain, 1992.
[19] Sur la question de la citation, voir notamment A. Compagnon, La seconde main, Paris, Seuil, 1979.
[20] Sur les différences entre l’espace et le lieu, voir notamment A. Cauquelin, Le site et le paysage, Paris, PUF, 2002 et M. de Certeau, Michel L’Invention du quotidien, Arts de faire, Paris, UGE, 1980.
[21] Voir M. de Certeau, Op. cit.