Essai de méthode :
Du discours et des cartes

- Marie Flament
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Fig. 7. Plan de la Rome antique (détail)

Les jeux borgésiens ; romans à tiroirs, romans à miroirs

 

       Le Nom de la Rose, archétype du roman policier érudit, doit beaucoup à la pensée de Borges, et particulièrement à la Bibliothèque de Babel. Dans Fictions [35], son recueil de nouvelles, l’auteur argentin emploie une technique narrative qui connaîtra une riche postérité et qui s’épanouira dans les romans dont il est présentement question. Dans un article consacré à l’étude de la nouvelle borgésienne, Raphaël Lellouche décrit les enjeux de cette technique narrative :

 

La technique de narration [mise] en œuvre consiste à faire interférer le texte qu’on a ici et maintenant sous les yeux, dans sa réalité matérielle d’objet typographique, avec l’ « univers fictionnel » qu’il projette, c’est-à-dire avec le monde imaginaire où se déroule l’histoire racontée. (.) Le livre, « introducteur de monde », s’inclut dans le monde qu’il introduit [36].

 

       Par un savant jeu de mise en abyme, le livre appartient au monde et le lecteur appartient au livre. Ainsi, l’insertion de « formes de hors-texte » happe le lecteur dans le monde de la fiction en faisant coïncider le document dont il est question dans le livre avec celui que le lecteur à sous les yeux. Des phrases introductives tendent à gommer la frontière entre la carte observée par les personnages et celle que voit le lecteur. Dans Imprimatur par exemple, la carte est précédée de ces deux phrases :

 

« “Cette nuit, nous devrions nous éclaircir un peu sur la Rome souterraine” annonça Melani. Il tira de sa poche une feuille de papier sur laquelle il avait tracé grossièrement quelques lignes » [p. 400].

 

Le texte précédant l’image joue en quelque sorte le rôle de légende ; une légende sortie du cadre de la carte pour se fondre dans le texte. Ce procédé fait coïncider l’état des connaissances des personnages avec celui du lecteur. Réunis à travers le temps et le miroir de la fiction, ils mènent conjointement leur quête de sens.
       L’effet de réel est encore renforcé par le dessin hésitant de la carte, écho au texte qui annonçait un tracé à main levée. Un procédé similaire est employé dans La Règle de quatre, où les bords élimés du cadre entourant la carte imitent les barbes des documents anciens (fig. 7). On pourrait presque parler d’hypotypose iconique, c’est-à-dire, d’un procédé qui rend réel et présent l’image non reproduite, dans la mesure où tous ces effets concourent à rendre le document plus réel, à donner à voir le véritable manuscrit et non une représentation.
       La carte fait partie intégrante d’une démonstration ; c’est le cas dans Le Pendule de Foucault et La Règle de quatre. Les cartes sont montrées à d’autres personnages par l’un des investigateurs au cours de leurs recherches. « J’allais chercher une histoire de la cartographie » [p. 466]. S’ensuit la description des trois cartes de l’époque des Templiers qui en sont à la fois la légende et la glose. La légende de l’une des cartes est même partiellement évoquée au sein de la démonstration : « Et Fludd le dit, dans la légende : ceci est l’ébauche d’un instrumentum, il faut encore y travailler » [p. 468]. Par un subtil dialogue, texte et image s’expliquent mutuellement, instruisent conjointement et créent cette distorsion magique de la perception de la réalité qui a permis à Alice de passer de l’autre côté du miroir.

       Contrairement au livre illustré qui traduit le texte en image ou au théâtre qui représente le texte, les formes de hors-texte dont il est question représentent deux entités distinctes apportant chacune un message différent et complémentaire. Conformément à leur rôle traditionnel, les cartes situent l’image dans l’espace et le temps réel, elles délimitent aussi le cadre de la narration. Elles favorisent l’orientation dans le texte, tout comme le texte donne sens à la carte. Elles font également partie intégrante du processus herméneutique ; par leur polysémie, elles participent à la fois au cryptage et à l’éclaircissement des énigmes, piliers centraux d’un genre dont le but principal est de dévoiler le non-dit pour révéler la vérité. Les cartes contribuent à l’impression de vérité du texte et nous la livrent parfois. Si l’on applique le précepte de Saussure qui consiste à étudier la vie des signes au sein de la vie sociale, les cartes deviennent alors le signe d’une réalité. Il faut pour cela que le lecteur reste en éveil, le sens critique aux aguets, et dénoue la réalité de la trame de la fiction. Mais la tâche est ardue, compliquée par les auteurs qui jouent à perdre leur lecteur dans le labyrinthe du sens par des jeux borgésiens et qui nous rappellent constamment par des procédés stylistiques que la vérité se trouve souvent au-delà du sens immédiat.
       Les cartes ont toujours été présentes dans les romans policiers, en témoignent par exemple les œuvres d’Emile Gaboriau, de Rex Stout ou de John Dickson Carr. Avec les romans policiers érudits, les cartes, et de manière plus générale, les images, ne sont plus seulement des supports visuels pour les descriptions. Elles font partie intégrante de l’intrigue et s’inscrivent dès Le Nom de la Rose dans une problématique postmoderne qui nous interroge sur l’estompage de la frontière entre fiction et réalité, mais aussi sur notre représentation du monde.

 

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[35] J. Borges, Fictions, Paris, Gallimard, « folio », 1965, pp. 71-81.
[36] R. Lellouche, « Borges, et l’enfer littéraire », dans La Bibliothèque, miroir de l’âme, miroir du monde, série « mutations », Paris, Autrement, 1991, p. 214.