Essai de méthode :
Du discours et des cartes

- Marie Flament
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Fig. 2. L’abbaye anonyme

Fig. 3. La bibliothèque de Babel

Les textes content, les images racontent

 

       A la manière des cartes néerlandaises, signes de richesse et de savoir, que l’on trouve à l’arrière plan des peintures de Wermeer, la reproduction du plan dans les romans policiers érudits ne se contente pas de brosser une toile de fond, de situer l’histoire dans un lieu ; il nous donne également des informations sur les personnages et contribue à installer dans l’œuvre une certaine dramaturgie. A travers la comparaison des cartes des abbayes qui ouvrent Le Nom de la Rose et Le Capuchon du moine, les cartes nous livrent aussi nombre de renseignements sur la nature de l’intrigue. L’abbaye, qui est un lieu traditionnellement clos, est représentée au sein de la ville de Shrewsbury dans le roman d’Ellis Peters. Cette ouverture sur le monde laïc est un trait distinctif du personnage principal, le moine Cadfael. Ce dernier mène ses enquêtes par monts et par vaux et ne répugne pas à quitter les murs qu’il a fait vœu d’habiter pour venir en aide au monde des hommes aimés fraternellement. Le plan comporte quantité de noms et d’idéogrammes apportant des informations importantes pour la narration. Les toponymes révèlent un univers familier, comme « Maison de Bonel » ou « logis du Père abbé ». La carte qui ouvre le troisième volet de la saga Cadfael est également valable pour les vingt et un romans qui la composent ; le moulin servira par exemple de refuge aux protagonistes dans Un Cadavre de trop [15]. D’autre part, les arbres dessinés, ainsi que les maisons, les vignes, les pointillés qui représentent la pelouse donnent l’image d’une charmante bourgade entourée d’une campagne verdoyante. Le plan agit à la manière des incipits de certains romans naturalistes qui condensent les éléments essentiels de l’intrigue ; l’intrigue historique concerne vraisemblablement des moines et se passe au pays de Galles dans un cadre luxuriant et familier.
       Contrairement à la carte de Shrewsbury, celle de l’abbaye anonyme du Nom de la Rose [pp. 22-23] est un lieu absolument fermé, annonciateur du huis clos de l’intrigue (fig. 2). Inventée par Eco pour les besoins de la narration, cette carte transmet une image inhospitalière des lieux. Le peu d’arbres en souligne l’aspect désertique et accentue l’importance des croix du cimetière symboliquement relié à l’Edifice où se trouve la bibliothèque, l’incarnation du savoir. Les traits qui dessinent le relief montrent que ce lieu isolé par des murs est aussi isolé par sa situation, au pic d’une colline ou d’une montagne, quelque part entre les Cieux et la terre. De plus, l’Edifice apparaît d’emblée comme un lieu mystérieux ; c’est le bâtiment le plus important, par sa taille bien sûr, mais aussi par l’attention que lui accorde le narrateur. Et pourtant, le plan ne nous laisse voir que les contours extérieurs ; le dessin de la tour est schématisé, l’intérieur désespérément blanc, énigmatique. Ce silence sera partiellement rompu au cours du roman, puisqu’une carte de la partie névralgique de l’Edifice, la bibliothèque, sera ultérieurement soumise au lecteur. Enfin, sachant que cette carte est une pure invention, on aurait pu penser qu’Eco choisirait de placer cette tour si essentielle au cœur de l’abbaye, mais il préfère la placer sur l’extérieur, la moitié du bâtiment hors des murs, à l’endroit le plus élevé de l’abbaye. Or, étymologiquement, le mot « sacré » désigne ce qui est à part. La position de l’Edifice sur le plan induit déjà implicitement le rôle sacré accordé au savoir, à la bibliothèque, au sein de ce lieu sacré qu’est l’abbaye. La simple lecture du plan annonce une intrigue en huis clos dans un lieu inhospitalier et attire notre attention sur l’Edifice, l’énigme centrale du roman.

 

Orientation dans l’espace et dans le texte : synthèse et fil d’Ariane

 

       Par son caractère immédiat et schématique, l’image remplit également le rôle d’un résumé du texte. Dans Imprimatur [16], par exemple, ce roman de plus de huit cents pages où les digressions historiques viennent régulièrement interrompre l’action, les cartes synthétisent les informations essentielles. Ainsi, les deux versions du plan de la Rome souterraine [pp. 400 et 661] reprennent schématiquement l’ensemble des tribulations nocturnes des personnages. Chaque chemin, chaque étape tracés sur le papier correspondent aux découvertes des personnages pendant leurs expéditions. La présence du second plan permet de mesurer l’étendue des découvertes, mais les commentaires qui suivent en font aussi un outil stratégique. Lorsque les personnages principaux démêlent l’écheveau de l’intrigue, ils comprennent qu’il en va de la vie du pape. Muni de la carte des souterrains, le personnage principal, tel un général, pèse les mouvements possibles de ses ennemis et élabore en conséquence différents plans de neutralisation. Alors que le premier plan suivait les évènements qu’il résumait, le second est utilisé en amont pour clarifier les spéculations des personnages.
       De même, dans Le Nom de la Rose [17], la présentation du plan (fig. 3) intervient relativement tardivement alors que les descriptions des salles sont formulées dans le premier tiers du roman [pp. 183-188]. L’extrême précision de la description des pièces, des cartouches qui surmontent les portes, de l’orientation des salles par rapport à la lumière du soleil, multiplie les informations qui ne peuvent être immédiatement assimilées. Le plan de la bibliothèque [p. 345] rapporte schématiquement toutes les informations sur le labyrinthe recueillies au cours des pages précédentes. Les points cardinaux aident à comprendre l’orientation des pièces par rapport à la lumière du soleil, les formes particulières des cellules y sont dessinées et les lettres mentionnées sont celles qui apparaissaient en rouge sur les cartouches où étaient reproduits les versets de l’Apocalypse. Toutes ces informations sont essentielles pour l’orientation des personnages dans le labyrinthe, mais elles éclairent aussi le fait que la bibliothèque est conçue comme un planisphère des connaissances, un microcosme du savoir.
       Lorsqu’un itinéraire y est représenté, cartes et plans peuvent également être considérés comme un condensé du roman lui-même. Le trajet de Festus dans Le Prix des Chiens reprend en effet toutes les grandes étapes de l’enquête de l’agens in rebus et de ses acolytes. Chaque étape géographique correspond à une étape dans ses investigations. L’itinéraire de son voyage est en quelque sorte un résumé de son enquête et de sa quête qui s’achève à la mine de Scupi, lieu de la résolution et de la révélation finale du roman. Cet effet cinétique est absent de la carte du Complot des Franciscains qui préfère confier au texte seul la dimension dynamique de son personnage, lequel effectue une sorte de pèlerinage jusqu’à Assise.

 

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[15] E. Peters, Un cadavre de trop, Paris, 10-18, « Grands Détectives », 2000, p. 6.
[16] R. Monaldi et F. Sorti, Imprimatur, Paris, J.-C. Lattès, 2002.
[17] U. Eco, Le Nom de la Rose, Op. cit., p. 345.