Mais cet emboîtement de clôtures dans le film se voit de même fragmenté par le montage et la présence de la voix off. De multiples effets de disjonction se répondent : la voix off ne décrit pas les images et les images n’illustrent pas les mots. La voix off en effet se distancie de manière récurrente des images en y réintégrant l’épaisseur du temps par le jeu de prolepses et d’anticipations. Le temps du récit ne rejoint pas le temps de l’écriture de manière asymptomatique comme dans Les Années. Le film oscille donc entre montrer « ce que jamais on ne verra deux fois » et au contraire ne pas filmer « ce qui pourtant sera aussi éphémère que l’enfance : ce paysage de grues, de tranchées, de constructions disparates qu’offrait à ce moment la ville de Cergy-Pontoise ». La vie familiale, dans ses moments festifs ou estivants, souligne l’événement à filmer, alors que la mémoire collective est laissée de côté, à la différence des Années [35] où le destin d’une femme se conjugue à la vie sociale et politique.
Cette disjonction entre les images et la voix off se voit aussi dans le seul événement qui n’est pas mentionné ni interprété, celui de la mise à mort du taureau à la feria de Pampelune. L’extrême violence des images vient trouer la représentation lisse du bonheur pour en pointer la vacuité : les images muettes sont éloquentes en métaphorisant une violence sourde toujours hors-champ, que ce soit celle de l’histoire ou celle de la « dégradation [de] notre histoire personnelle », « avec la publication de mon livre La Femme gelée », sans parler de la violence sociale qu’elle subit.
Mais c’est surtout la voix off qui permet de cristalliser une écriture fragmentaire. Certes, elle donne sa linéarité au film par son rythme et son ton qui sont ceux de la lecture. Mais elle ne propose pas un commentaire comme dans un documentaire ; au contraire, elle brise le cadre spatio-temporel des images en se plaçant à distance de ce qui est montré, comme si les images n’étaient pas suffisantes pour dire le tout de la vie. En ce sens, nous pouvons interpréter, tout comme Antony Fiant [36] dans un autre contexte, la voix off utilisée ici comme un renouvellement de l’écriture filmique. Ce critique, dans le numéro 20 des Cahiers de Narratologie, souligne à quel point la voix off a pu disparaître des documentaires contemporains, à l’instar de ceux de Frederick Wiseman ou de Nicolas Philibert : « En refusant la voix off ou commentaire, ces cinéastes contemporains tirent le documentaire vers le cinéma et l’éloignent du reportage » par le refus du didactisme. Le sens n’est pas orienté par un commentaire et c’est alors aux spectateurs de déduire des images l’interprétation.
A l’inverse, dans Les Années Super 8, la prééminence de la voix off ne s’assimile pas à un commentaire informatif et objectif. S’y mêle au contraire une multiplicité de points de vue dont témoignent certes l’omniprésence du je, mais aussi le nous du couple ou de la famille, le on plus large de la société, ainsi que ce elle – personnage vu de loin à travers le regard de Philippe Ernaux ou éloigné dans le temps au point de ne plus être compris, à l’instar du jeu des pronoms dans Mémoire de fille. La voix off, à l’inverse des documentaires contemporains, sature l’image et se diffracte dans une véritable polyphonie.
Cette nouvelle modalité d’écriture des Années Super 8 conjugue en outre la lecture d’un texte écrit par la narratrice elle-même – comme Annie Ernaux a pu le faire en enregistrant une lecture de L’Autre Fille (2011) [37] – mais aussi l’interprétation distanciée – comme elle a pu le faire pour le film Ressources humaines de Laurent Cantet en 1999 [38]. Dans ce film en effet, on l’entend commenter aux côtés du réalisateur la condition des ouvriers, et proposer des interprétations sociologiques ; dans la scène de confrontation entre le père et le fils à la fin du film, Annie Ernaux va au-delà d’une contextualisation sociologique pour souligner l’impossibilité d’une telle scène de honte, critiquant alors de manière implicite la volonté réaliste du film, c’est-à-dire sa dimension cinématographique.
De même ici la voix off s’est appropriée par la mémoire les images comme si in fine c’était elle qui faisait naître celles-ci, et non l’inverse, au point que le spectateur superpose aux images du bonheur le délitement du couple :
Dans ce tête-à-tête conjugal et familial permanent d’un périple touristique éclatait ce que l’ordinaire des jours masque facilement, s’exacerbaient des conflits qui habituellement s’évaporent dans les occupations de chacun avec une lucidité d’autant plus douloureuse que je me rappelais un autre été, celui de notre rencontre, dix-sept ans plus tôt.
La voix off permet ainsi de superposer les temporalités pour faire entendre, non pas la nostalgie d’un bonheur perdu, mais la mélancolie des images qui n’ont pas pu tout sauver.
Les Années Super 8 constitue ainsi un film hybride qui témoigne de l’impossibilité de rendre compte de l’entièreté d’une vie, même circonscrite dans le temps. Ce constat était déjà mis en exergue par l’évocation de Simone de Beauvoir dans Se Perdre :
Il paraît que le fantasme de S. de Beauvoir était que sa vie, toute sa vie, s’enregistre sur un magnétophone géant. Comme c’est étrange que cette femme, avec tout ce qu’elle a dit sur l’être, la liberté, ait eu ce désir, très plat, nul, car filmer, enregistrer tous les actes d’une vie, les paroles, sûrement serait révélation de quelque chose, vraiment pas de tout. Pour expliquer une vie, il faudrait aussi avoir toutes les influences, les lectures, et encore quelque chose se dérobe, qui n’est pas exposable [39].
Les Années Super 8 refuse d’emblée cet idéal d’exhaustivité en témoignant d’une discordance entre les images et les mots, symbole d’une impossible réconciliation entre le champ et le hors-champ. Car les images, par leur caractère plat et lisse, ne peuvent rendre compte seules de l’épaisseur du temps. Comme pour les images muettes qui dévoilent Proust par inadvertance, elles font effraction non pas dans le réel, mais dans l’écriture : elles n’ajoutent pas un nouveau sens mais elles suscitent l’émotion, car elles permettent la rencontre de personnages disparus ou en devenir. Le film vient alors pour le moins amender la phrase d’ouverture des Années, « toutes les images disparaîtront », en reconfigurant à nouveaux frais les recherches formelles d’Annie Ernaux.
[35] A l’inverse surtout des journaux extimes que sont Journal du dehors ([1993], Paris, Gallimard, « Folio », 1995) et La Vie extérieure ([2000], Paris, Gallimard, « Folio », 2001). L’exposition Extérieurs. Annie Ernaux et la Photographie sous la direction de Lou Stoppard à la Maison Européenne de la Photographie en 2023 (catalogue aux éditions MEP/MACK) tâchait de faire dialoguer les livres d’Ernaux avec des photographies centrées sur le quotidien, comme le dit Lou Stoppard dans sa postface du catalogue, « Ecrire des images ».
[36] Antony Fiant, « Entre subjectivité et narration : la voix-off dans quelques documentaires contemporains », dans « Voix-off et narration cinématographique » [dossier], sous la direction de Christel Taillibert, Cahiers de Narratologie, n° 20, 2011 (en ligne. Consulté le 5 juin 2025).
[37] L’Autre Fille, NIL éditions, 2011, puis Texte intégral lu par l’autrice, suivi d’un entretien avec l’autrice, Audiolib, 2011.
[38] Ressources humaines, réalisé par Laurent Cantet, France, 1999, 100 min. DVD comprenant, parmi d’autres bonus, un entretien entre le réalisateur et Annie Ernaux sur le thème de la honte, et le film commenté par Annie Ernaux et le réalisateur (Distribution La Sept Vidéo, 2001).
[39] Annie Ernaux, Se Perdre, Op. cit., p. 354.