Dans le livre et hors du livre : Les Années
Super 8
, un nouveau rapport à l’écriture ?

- Nathalie Froloff
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De manière inversée, les rares images du dernier voyage du couple Ernaux à Moscou ne montrent que des passages obligés de la géographie moscovite sans parvenir à dévoiler la joie de la narratrice, son « émotion imprévue » : ces quelques rapides images de l’URSS disent de manière déceptive, comme en négatif, « toutes les images accumulées sur la Russie de l’enfance à aujourd’hui », dont l’évocation permet de retrouver de manière mimétique la joie de l’énumération onomastique. L’histoire est ici « irreprésentable » parce qu’elle renvoie au mythe d’une Russie éternelle de grands écrivains et d’une révolution bolchévique idéalisée. Le hors-champ incarne alors ce lieu de suggestion et d’imagination, qui invite le spectateur à partager les références évoquées mais aussi à penser au romanesque russe déployé sous une autre forme dans Se Perdre (2001) [22].

Mais le véritable hors-champ du film relève de l’écriture dans toutes ses modalités. Le film est en effet ponctué par l’évocation des trois premiers livres d’Annie Ernaux, de leur écriture à leur publication, voire à leur promotion avec la mention du passage à l’émission Aujourd’hui Madame pour Les Armoires vides (1974) [23]. Ce hors-champ est en fait le véritable sens de l’existence de l’autrice en devenir :

 

[Derrière cette scène de Noël 72] je mets aujourd’hui une autre réalité, celle des après-midis, où quand je n’ai pas cours, j’écris en secret un roman qui raconte comment les études, la culture m’ont séparée de mon milieu populaire d’origine – en secret parce qu’il m’est impossible d’en parler à mon mari, encore moins à ma mère.

 

Les scènes de famille recouvrent donc le vrai sens de la vie, un autre réel irreprésentable, dissimulé – à cause du secret, mais aussi parce que la caméra ne peut saisir le moment de l’écriture [24] –, celui de la figure de l’écrivaine au travail qui ne peut être filmé.

L’évocation des livres en train de s’écrire en parallèle de la vie de famille, y compris dans le rôle essentiel que va jouer La Femme gelée (1981) [25] dans le délitement du couple, rappelle en creux que les images du film ne sont pas indicielles d’une œuvre qui s’élabore : on y voit en effet, comme dans Les Années, une femme que rien ne distingue des autres [26]. Les images participent alors d’une sorte de déconstruction de la figure du grand écrivain, effaçant la figure de l’autrice contemporaine des images. D’une certaine manière, les images ici sont plates ou neutres : elles ne produisent aucun événement, une fois les corps habitués à la caméra après le premier « happening théâtral ». Elles ne racontent pas l’histoire d’une vocation : « Derrière l’image de la jeune mère lisse, je ne peux m’empêcher de me souvenir qu’il y a une femme taraudée secrètement par la nécessité d’écrire ».

Si les images ne dévoilent rien de ce qui fait le secret de la narratrice, comment toutefois comprendre qu’elle puisse juger « les corps éloquents » lors de la partie de mini-golf ? Ils ne semblent être le reflet que de déterminismes familiaux et sociaux – « la pièce rapportée » mal intégrée qui travaille alors que « les autres épouses sont femmes au foyer ». Par leur présence à l’image toutefois, ces mêmes corps disent le passage du temps, un certain éthos dans lequel le spectateur scrute, comme un voyeur, les signes pourtant invisibles de ce qui pourrait dévoiler une figure d’écrivaine.

Ainsi le hors-champ structure le film en montrant l’implicite des images, en leur donnant une épaisseur qui vient renforcer celle du grain de la pellicule Super 8 : le véritable hors-champ est alors l’écriture qui ne peut être qu’irreprésentable, ce qui redonne paradoxalement son sens aux images, seules vérités accessibles.

 

Construction et déconstruction : écrire contre et avec les images

 

Le hors-champ permettait d’une certaine manière d’écrire contre les images mais le film dans sa totalité peut aussi apparaître comme le renouvellement d’une forme de l’écriture de soi.

Les Années proposait une parfaite clôture formelle grâce aux fragments qui se répondent dans l’incipit et l’explicit [27] ; le film offre aussi, par le montage d’images qui reviennent, par la récapitulation conclusive centrée sur les disparus et par le désir de mettre des mots « pour donner sens à ce temps muet », une même clôture formelle. Mais cette structure du film permet surtout de souligner l’échec du mariage – ce « con promis » qui le définit dans Les Années [28] : les corps sont ici « éloquents » par leur progressif effacement jusqu’à disparition complète. La narratrice nous donne la clé d’interprétation de cette absence des corps, loin d’être fortuite : « La caméra de cet été-là ne cherchait plus à filmer le bonheur. La rareté des corps et des visages sur les images qui m’avait frappée quand nous avions visionné les bobines signifiait l’éloignement d’un couple ».

Claire Marin montre ainsi dans Etre à sa place (2023) à quel point l’écriture est le « vrai lieu » d’Annie Ernaux, ce lieu qui est « le seul, immatériel, assignable nulle part » [29] et qui permet « présence à ce que l’on fait, ce que l’on produit, présence à l’œuvre qui s’élabore » [30]. Le film dit à l’inverse le fait de ne pas être à sa place : « La femme à l’image semble toujours se demander ce qu’elle fait là » ; « Philippe Ernaux était ailleurs et je n’étais dramatiquement pas là ». Cette absence des « corps et des visages », ou plutôt leur progressive disparition, se voit dans les vues du jardin de Cergy, désespérément vide à la fin du film, mais aussi dans ces vues de villages ardéchois « sans présence humaine », « alors que ce sont les gens qui rendent les films touchants des années plus tard ».

Si le film de famille établit le roman familial, en tant qu’il apparaît comme une « construction fictionnelle » [31] et permet de célébrer la famille et sa mémoire commune à chaque nouvelle projection [32], comme l’indique Roger Odin dans son livre, il permet au contraire ici de conjuguer la fin du couple et la disparition des personnages avec la fin du film et même de tout film, car le filmeur est parti avec la caméra, de manière très symbolique. Le couple ne peut plus être vu par celui qui voyait et filmait jusque-là mais qui est désormais « ailleurs », sans autre précision, dans une autre vie désormais hors-champ. Le film est donc structurellement clos sur lui-même comme il se clôt sur la fin du couple, mais de manière tout à fait remarquable, sa fin signe de surcroît l’abandon de la technique du Super 8. Les Années en témoigne en évoquant une « cassette vidéo de trente minutes » [33] dont la durée et surtout la présence du son excèdent les possibilités techniques du Super 8 au point de le remplacer très rapidement dans les années 1980 : « Elle bouge ses mains, grandes, les passe souvent dans la masse rousse de ses cheveux mais rien de la nervosité ni des gestes saccadés du film Super 8 domestique d’il y a trois ans » [34]. Cette parfaite coïncidence, à tous les sens du terme, entre l’existence du couple et la technique qui le capte demeure assez saisissante pour le spectateur.

 

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[22] Annie Ernaux, Se Perdre, [2001], Paris, Gallimard, « Folio », 2002. Voir « Se Perdre : un roman russe ? », Annie Ernaux : le Temps et la Mémoire, sous la direction de Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Portes, avec la participation d’Annie Ernaux, Stock, 2014, pp. 280-296.
[23] Annie Ernaux, Les Armoires vides, [1974], Paris, Gallimard, « Folio », 1984.
[24] Ernaux a pu évoquer le caractère vain des photographes venus chez elle et qui tenaient à la prendre en photo à sa table de travail, comme si elle était en train d’écrire – fiction dénoncée comme telle (entretien avec l’autrice, mai 2013, non publié).
[25] Annie Ernaux, La Femme gelée, [1981], Paris, Gallimard, « Folio », 1987.
[26] Annie Ernaux a pu dénoncer la volonté des photographes de mettre en adéquation l’idée qu’ils se faisaient du livre et le portrait de l’autrice – un visage ridé pour illustrer Les Années (entretien avec l’autrice, art. cit.)
[27] Voir Anne Coudreuse, « Vers une étude littéraire de l’ouverture des Années », Raison publique, Op. cit.
[28] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 18.
[29] Annie Ernaux, Le Vrai Lieu. Entretiens avec Michelle Porte, Paris, Gallimard, 2014, p. 12, cité par Claire Marin, Etre à sa place. Habiter sa vie, habiter son corps, [2022], Paris, Le Livre de Poche, 2023, p. 111.
[30] Claire Marin, Etre à sa place, Ibid., p. 110.
[31] Roger Odin, Le Film de famille, Op. cit., p. 32.
[32] Voir à ce sujet les deux pages éclairantes de Roger Odin, Ibid., pp. 36-37.
[33] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 162.
[34] Ibid.