Résumé
Cet article interroge la place du film Les Années Super 8 dans l’œuvre d’Annie Ernaux, pour montrer à quel point il renouvelle les possibilités formelles de l’écriture de soi. Dans une esthétique de l’hybridation, le moyen métrage s’apparente au genre du film de famille, tout en construisant et déconstruisant sa propre fiction familiale à partir des documents historiques et sociologiques que constituent les bobines Super 8 – à la fois archives familiales et mémoire collective d’une époque. Dans cette entreprise, la dissociation entre image et voix est une spécificité du film : le commentaire en voix off écrit et lu par l’auteure s’attache à pointer vers ce que les images ne montrent pas, leur hors-champ, notamment celui de l’écriture – grande scène absente des images.
Mots-clés : Annie Ernaux, film de famille, hors-champ, écriture de soi, documentaire
Abstract
This essay examines the place of the film Les Années Super 8 in Annie Ernaux's work, demonstrating the extent to which it renews the formal possibilities of personal life writing. With its hybrid aesthetic, this medium-length film resembles a family home movie (Odin), while constructing and deconstructing its own family fiction based on the historical and sociological documents that make up the Super 8 reels – both family archives and the collective memory of an era. In this endeavour, the dissociation between image and voice is a specific feature of the film: the voice-over commentary, written and read by the author, seeks to point to what the images do not show, their off-screen space – in particular the act of writing as a major scene absent from the images.
Keywords: Annie Ernaux, family home movie, off camera, personal life writing, documentary
En février 2017 a surgi la silhouette de Marcel Proust dans un film d’archive exhumé par le chercheur en cinéma québécois Jean-Pierre Sirois-Trahan : on y voit, en quelques secondes trop brèves, un homme dévaler les marches de l’église de la Madeleine à la sortie du mariage d’Armand de Guiche et d’Elaine Greffulhe le 14 novembre 1904. Revenant sur ces images, Jean-Yves Tadié déclarera dans un entretien au Monde :
J’ai été très ému de découvrir cette archive, car c’est la première fois que l’on voit Proust en mouvement. La dernière chose qui nous manque maintenant c’est sa voix. Mais cela prouve en tout cas qu’il y a toujours des choses à découvrir et peut-être que d’autres trésors dorment dans des films de famille. [1]
Les Années Super 8 d’Annie Ernaux et de David Ernaux-Briot constituent bien ce « trésor dormant » dans les films de famille. Ce film rappelle, par l’effet qu’il procure sur les lecteurs d’Annie Ernaux, la publication du photojournal ouvrant l’édition « Quarto » sortie en 2011. Ernaux décrit en effet celui-ci dans sa préface comme une
façon d’ouvrir un espace autobiographique différent, en associant ainsi la réalité matérielle, irréfutable des photos, dont la succession “fait histoire”, dessine une trajectoire sociale, et la réalité subjective du journal avec les rêves, les obsessions, l’expression brute des affects, la réévaluation constante du vécu [2].
Elle ajoute que ce « photojournal ne constitue pas une “illustration de mes livres” » et qu’« il faut (…) le considérer comme un autre texte, troué, sans clôture, porteur d’une autre vérité que ceux qui suivent » [3]. Les Années Super 8 (2022), comme la silhouette filmée de Proust [4], surgissent ainsi au sein de l’œuvre d’Annie Ernaux et proposent une nouvelle expérimentation autobiographique qui provoque la même fascination que la parution du photojournal : voir se déployer et s’animer des moments, et surtout des personnes, qui n’étaient jusqu’alors qu’écrits – non pas qu’il s’agisse là d’une forme plus complète que les livres mais Les Années Super 8 déplacent, dans une autre forme, ce qui n’était qu’évoqué dans les livres précédents, sa vie d’épouse et de mère de 1972 à 1981. Les spectateurs sont de fait saisis par les images émouvantes de sa mère en blouse à fleurs, des scènes de vacances en famille au Maroc ou des anniversaires, mais aussi par les images d’Annie Ernaux elle-même, cette femme autre que la narratrice, pour laquelle la distance entre celle-ci et le personnage plusieurs années auparavant était déjà exprimée dans Les Années (2008) [5] ou dans Mémoire de fille (2016) [6].
Dans une entreprise un peu perecquienne, il s’agira de penser et de classer ce film dans l’œuvre d’Annie Ernaux pour montrer à quel point il vient diffracter et recomposer les possibilités formelles de l’écriture de soi.
Une esthétique de l’hybridation : un film qui est un texte, un texte qui est un film – une fausse tautologie ?
Roger Odin, dans Le Film de famille : usage privé, usage public, explicite clairement les enjeux du film de famille, dont relève d’emblée Les Années Super 8. Le film apparaît en effet comme l’envers de L’Usage de la photo (2005), lui aussi composé à quatre mains : l’absence radicale et recherchée de personnages dans les photos permettait aux lecteurs de s’y projeter afin que « ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs » [7]. Comme Barbara Havercroft l’a montré lors du colloque de Toronto [8], L’Usage de la photo constitue une véritable installation, « une émouvante composition verbale et visuelle à deux voix ». Les Années Super 8, au contraire, montre l’intimité d’une famille dans les années 1970 grâce à une sélection d’archives que constituent les films Super 8. Le spectateur pourra plutôt s’identifier aux personnages et non s’y projeter – à l’instar des photos du photojournal, qui recomposent un album de famille.
Quelques aspects en particulier montrent ainsi l’inscription parfaite des Années Super 8 dans le film de famille, telle que la banalité des décors et des scènes – qu’il s’agisse du ski à La Clusaz, ou des Noëls, comme autant de scènes de la vie de famille. Roger Odin souligne ainsi que « le traitement [des] espaces est tellement stéréotypé qu’il n’a aucune valeur descriptive » [9] – on pense à Picadilly Circus ou la vue sur Big Ben – : « de tels plans disent simplement nous sommes passés par là, nous avons séjourné là » [10]. De même, les adresses à la caméra – interdites aux acteurs de cinéma qui ne doivent pas dévoiler la fiction comme fiction – sont ici prégnantes dès la première scène du film où les images montrent la surprise d’être filmés et l’effarement devant la caméra qui filme :
Ce qui nous frappe dans les toutes premières images qui ont été tournées, c’est le caractère de happening théâtral auquel l’arrivée de la famille a donné lieu, un happening imaginé par mon mari qui a saisi le moment où je revenais avec les enfants de l’école et des courses au supermarché. Nous vivons un moment inouï à la fois heureux et emprunt d’une certaine violence. On ne sait pas quoi faire de cette durée nouvelle arrachée à notre vie [11].
[1] Violaine Morin, « Est-ce bien lui ? Marcel Proust découvert dans un film de mariage de 1904 », Le Monde, 15 février 2017.
[2] Annie Ernaux, Ecrire la vie, Gallimard, « Quarto », p. 8.
[3] Ibid., p. 9.
[4] Cette évocation de l’image filmée de Proust n’est certes pas fortuite – au-delà même de la question du médium – car l’intertexte proustien très présent chez cette autrice. Voir, entre autres, Maya Lavault, « Annie Ernaux, l’usage de Proust », dans Annie Ernaux : l’intertextualité, sous la direction de Robert Kahn, Laurence Macé et Françoise Simonet-Tenant, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2015, pp. 33-44 ; Maya Lavault, « Envers et contre Proust », Annie Ernaux, L’Herne, sous la direction de Pierre-Louis Fort, 2022, pp. 58-61 ; Annie Ernaux, « Autour de Proust » (1983-1988), Inédit, Ibid., pp. 62-66 ; Aurélie Adler, « Les Années d’Annie Ernaux : se raconter (d’)après Proust, Beauvoir, Perec », dans « Les Années Ernaux » [dossier], sous la direction de Sylvie Servoise, Raison publique, février 2023 (en ligne. Consulté le 5 juin 2025). Pour une bibliographie complète, se reporter au site remarquable d’Elise Hugueny-Léger et de Lyn Thomas (en ligne. Consulté le 5 juin 2025).
[5] Annie Ernaux, Les Années, [2008], Paris, Gallimard, « Folio », 2009.
[6] Annie Ernaux, Mémoire de fille, [2016], Paris, Gallimard, « Folio », 2018.
[7] Annie Ernaux, L’Usage de la photo, [2005], Paris, Gallimard, « Folio », 2006, p. 17.
[8] Barbara Havercroft, « L’Autre “scène” : l’écriture du cancer dans L’Usage de la photo », dans Annie Ernaux. Perspectives critiques, sous la direction de Sergio Villani, LEGAS, NY, Ottawa, Toronto, 2009, p. 129.
[9] Roger Odin, « Le Film de famille dans l’institution familiale », dans Le Film de famille : usage privé, usage public, sous la direction de Roger Odin, Klincksieck, 1995, p. 29.
[10] Ibid., pp. 29-30.
[11] Annie Ernaux et David Ernaux-Briot, Les Années Super 8, Les Films Pélleas, France, 2021, 61 min. Dans cet article, les citations sans référence proviennent toutes du film. Pour cette scène inaugurale, on pourra relire la version qui en est donnée dans Les Années, Op. cit., pp. 123-124.