Comme Roger Odin le souligne, le film de famille est réservé à des projections privées, ce que rappelle très explicitement la fin des Années Super 8 :
Déployer l’écran de la salle à manger, caler le projecteur sur la table avec des livres, disposer les chaises, attendre que le monde soit bien installé pour enclencher la bobine, regarder défiler les images en laissant fuser chacun des commentaires, toutes les cérémonies attendues naguère dans la fièvre […] sans autre bruit que le grésillement du projecteur.
Toutefois, Les Années Super 8 ne se résument pas au « ça a été » de Barthes [12] : comme tout film de famille, qui sélectionne la vie quotidienne et met à l’honneur des scènes du réel, ce film dévoile une fiction familiale, ou pour le moins, une mise en scène, un « happening théâtral » permanent. Cette sélection du réel, redoublée par la sélection des archives de film et leur montage, apparaît comme une mise en ordre de la vie que la narratrice des Années appellera « des lignes de fiction dans lesquelles elle cherche sa propre vie » [13], car « la diégèse du film de famille est une recréation mythique du passé vécu » [14]. Ici s’entremêlent en effet roman des origines et film de famille construits à partir de fragments du réel [15] : la fiction est celle du roman familial qui se compose et se décompose devant le spectateur. En ce sens, tout comme le photojournal, Les Années Super 8, malgré son titre qui fait signe vers Les Années, n’est pas une adaptation de cette « autobiographie impersonnelle » [16], même si on peut très ponctuellement y retrouver les mêmes mots – tout simplement parce que l’auteur des images est Philippe Ernaux, mais aussi parce que le film comme médium ici muet n’est pas le développement partiel du négatif que pourrait constituer Les Années.
En outre, si Les Années ne retranscrivait pas la vie de leur autrice, mais celle de la vie d’une femme parmi d’autres au sein de la mémoire collective et des multiples traces énumérées dans des listes toujours recommencées, Les Années Super 8 témoigne, d’une autre manière, de cette inscription dans une pratique sociologique : l’objet qu’est la caméra, comme la narratrice le dit, « nous classait parmi la bourgeoisie de fraîche date ». De même les objets et les meubles filmés s’inscrivent dans ce flux ininterrompu de la société de consommation mise en valeur par Perec dans Les Choses (1965). Ces objets filmés font époque de même que la « robe seventies » [17] ou le « manteau en agneau fourré qui servira de nombreux hivers ». Les vacances, plus encore, cristallisent les pratiques de la classe moyenne et de l’ascension sociale : « Nous avions envie d’élargir le monde des enfants, de leur faire prendre l’avion et de les dépayser, ce que nous n’avions pas eu la chance de faire, nous, avant la trentaine ».
De même les sports d’hiver, évoqués comme des vacances élitistes, sont « l’objet d’un engouement grandissant pour les classes moyennes et supérieures » – comme l’indique aussi Baudrillard dans La Société de consommation (1970) dans son chapitre « Le drame des loisirs ou l’impossibilité de perdre son temps » : « l’homme de loisir (…) a impérieusement “besoin” de ne rien faire, car ceci a valeur sociale distinctive » [18]. En ce sens, choisir de montrer et d’évoquer le « bronzage peaufiné pendant trois semaines » à Mdiq, le fait d’apprendre à nager dans une piscine du Club Med ou les différents progrès au ski des enfants fait des personnages filmés l’incarnation d’un certain mode de vie inscrit dans la mémoire collective, tels les représentants, à leur corps défendant, d’une société des loisirs normalisée. Ainsi le film de famille peut ici prendre son sens comme archive, voire comme documentaire sociologique dans la lignée du film de Michèle Dominici, L’Histoire oubliée des femmes au foyer [19], qui mêle films de famille et extraits de journaux intimes de femmes lus en commentaire.
Mais cet usage de la caméra Super 8, interprété a posteriori comme sociologique, est toutefois, par moments, dépassé par ce qui fait sans doute l’apport personnel de Philippe Ernaux au film de famille, et qui est pointé comme tel par la narratrice : le fait de filmer les objets et les meubles est identifié comme le « signe d’une insécurité cachée » dans une rarissime notation psychologique chez cette autrice.
On pourrait ainsi y déceler ce qu’évoque Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (1965) [20] sous la direction de Pierre Bourdieu : une frontière est tracée entre « la photographie de famille et de vacances » d’un côté, et « la photographie d’objets quelconques » de l’autre, c’est-à-dire entre la photo à l’usage social traditionnel et la photo à visée esthétique, comme tentative d’expression artistique. Sans aller jusque-là, ces objets filmés dans les intérieurs font dériver le film d’Annie Ernaux et de David Ernaux-Briot en dehors du cadre attendu et espéré.
Nouveau fragment d’une autobiographie qui explore toutes les formes possibles, film de famille, Les Années Super 8 fait trembler les catégories génériques et se réalise dans une esthétique de l’hybridation.
Le hors-champ
Plus encore que l’hybridation, ce qui fait la spécificité de ce film, c’est la dissociation entre les images et la voix off. La narratrice ne cesse de pointer vers tout ce que les images ne montrent pas. Ainsi en recomposant le roman familial et ses bonheurs partagés, le film « s’accommode mal des chaos de l’existence » ; l’exemple le plus frappant en est sans aucun doute la dénonciation du faux et de la « copie » de ce village de vacances à Mdiq, « réplique luxueuse et blanche d’un village marocain ». La dissociation éclate de même quand sont montrées les attractions touristiques marocaines comme les charmeurs de serpents alors que la narratrice dénonce au même moment les exactions d’Hassan II et juge qu’« il y avait mieux sûrement politiquement que de choisir le Maroc » à cette époque du fait de « la répression violente [du roi] contre toute opposition », de « l’enlèvement de Ben Barka puis l’assassinat d’Oufkir ».
Le film de famille devient ainsi le témoin d’une époque en superposant, comme dans Les Années, les modes de vie, ici touristiques, et le hors-champ de l’histoire qui n’est pas connue, ou alors seulement plus tard — telle la mémoire de la guerre lors des repas de famille qui laisse de côté les camps de concentration dans « un silence contristé » [21]. De même, les images du Chili, qui font basculer le film de famille vers le documentaire historique en proposant des images rares de l’utopie d’Allende, sont pourtant d’emblée renvoyées à un passé révolu et à une disparition programmée :
Un an et demi plus tard l’espérance était morte. La Moneda bombardée, Allende assassiné, Pinochet et une junte militaire au pouvoir avec l’aval de Washington […] Les images que nous avions rapportées étaient celles d’un pays qui n’existerait plus.
A l’instar des images du Maroc, le récit de la narratrice exprime un hors-champ contemporain des images ou à venir, en faisant du présent des images l’expression d’un bonheur mensonger, et surtout détruit.
[12] Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard/Les Cahiers du cinéma/Seuil, 1980.
[13] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 149 : « Les films qu’elle veut voir, qu’elle a vus récemment, forment en elle des lignes de fiction dans lesquelles elle cherche sa propre vie, Wanda, Une histoire simple. Elle leur demande de lui dessiner un avenir. »
[14] Roger Odin, Le Film de famille, Op. cit., p. 32.
[15] Pour une étude remarquable du fragment chez Ernaux, voir Francine Dugast-Portes, « Ecriture et lecture du fragment dans l’œuvre d’Annie Ernaux », dans Annie Ernaux : un engagement d’Ecriture, sous la direction de Pierre-Louis Fort et Violaine Houdart-Merot, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2015, pp. 169-177.
[16] Expression indique sur la quatrième de couverture des Années.
[17] Pour une étude des habits comme symboles à la fois d’une histoire personnelle et de la mémoire collective, voir Lydia Flem, Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes vingt ans, Paris, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2016, et plus encore, Lyn Thomas, Clothes Pegs - A Woman's Life in 30 Outfits (en ligne. Consulté le 5 juin 2025).
[18] Jean Baudrillard, La Société de consommation, [1970], Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1986, p. 250. On pourra se reporter également aux premières pages de ce même chapitre, qui étudient de manière sociologique et philosophique le Club Méditerranée et ses « postulats ».
[19] Michèle Dominici, L’Histoire oubliée des femmes au foyer, documentaire, Squawk, France, 2021, 52 min. Diffusé sur Arte (en ligne. Consulté le 5 juin 2025).
[20] Pierre Bourdieu (dir.), Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Editions de Minuit, « Le Sens commun », 1965, p. 64, note 38 : « Si l’on accorde que la frontière entre la photographie à fonction traditionnelle et la photographie proprement esthétique passe non point entre la photographie de famille et la photographie de vacances, mais entre ces deux dernières et la photographie d’objets quelconques, on peut estimer que les “esthètes” constituent moins de 10% de la population des photographes ». Si l’on transpose cette réflexion au film de famille, dont les usages sont assez parallèles avec la photo couleur dans les années 1970 (qui recoupent le moment où les films Super 8 sont utilisés par Philippe Ernaux), l’intérêt pour les objets du couple, et la fin du film qui ne montre plus que des vues du jardin ou de la maison, vides de tout personnage, on peut dire que Les Années Super 8, si elles font mine d’être un simple assemblage de films de famille sociologiquement traditionnels, peuvent pointer vers la construction d’une forme clairement unique et inventive.
[21] Les Années, Op. cit., p. 63.