La Rochefoucauld pouvait-il encadrer Sénèque ? Quelques considérations
sur le frontispice des Maximes

- Laurent Thirouin
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Fig. 11. Anonyme, L’Amour de la Vérité
enlevant son masque à Sénèque
, 1690

Fig. 12. Fr. de La Rochefoucauld, Moral Maxims
and Reflections in Four Parts…
, 1694

Jean Lafond fait remarquer [37] que chez La Rochefoucauld il n’est pas question de la vérité elle-même, mais de l’amour de la vérité. Il oppose ainsi les deux instances de la vérité, dans chacun des frontispices : du côté d’Esprit, le dogmatisme d’une Vérité sous sa forme allégorique ; du côté de La Rochefoucauld, un simple « amour de la vérité », comme la philosophie n’est qu’un amour de la sagesse, sans la prétention – au moins dans son nom – de se confondre avec la sagesse. Ces deux frontispices engagent deux protocoles de lecture différents. Un des ouvrages est sous le signe de la philosophie : il nous invite à échapper au règne des faux-semblants, à nous détourner des pseudo-vérités, pour suivre la Vérité authentique, qui ne fait qu’un avec la justice, sous la protection de la religion chrétienne. L’autre volume est sous le signe de la dérision : il nous invite à ôter les masques, pour le plaisir même de l’opération, pour la joie d’exhiber le tricheur sans sa protection, de le mettre à nu. Nous aurions, en grossissant le trait, un livre pour vivre (celui d’Esprit), un livre pour rire (celui de La Rochefoucauld) – de ce côté, une effraction ; de l’autre, une ascèse.

 

Le frontispice des Maximes disparaît avec la 5e édition [38], du vivant même de La Rochefoucauld. Comment expliquer cette suppression ? L’auteur, toujours anonyme, craignait-il le caractère trop démonstratif de la gravure ? – malgré toute l’ambiguïté du dispositif, que nous avons pu mesurer [39]. C’est la réponse habituellement retenue, en rapport avec le prétendu acharnement de La Rochefoucauld pour « se libérer de la présentation théologique qu’il avait cru devoir donner à sa première édition » [40] . Ne s’agirait-il pas plutôt d’un désir de respectabilité ? En passe de devenir un classique, l’ouvrage des Maximes ne pouvait plus mettre en relief sa dimension espiègle. Il ne faut pas non plus sous-estimer d’éventuelles raisons plus concrètes : l’usure du cuivre, un désir d’économie de la part du libraire… Entre toutes ces hypothèses, on ne peut trancher, mais il est vraisemblable que les raisons matérielles l’emportent sur les raisons intellectuelles.

L’enquête cependant reste partiellement à mener, car la situation est confuse, autant avant qu’après 1678. Quelle que soit la date, il faut consulter de multiples exemplaires d’une édition avant de tirer des conclusions. La date elle-même ne suffit pas à régler la question. Ainsi certains exemplaires de 1665 (1ère édition) sont dépourvus de frontispice [41]. En sens inverse, il arrive encore au XVIIe siècle, après 1678, que l’on retrouve le frontispice [42], mais de toute évidence, il s’agit d’une nouvelle gravure. C’est le cas par exemple de l’édition « suivant la copie imprimée » de 1690 (fig. 11) [43]. L’édition londonienne de 1694 présente elle aussi notre frontispice, dans une nouvelle gravure très maladroite (fig. 12). L’image a été inversée, et le visage de Sénèque considérablement transformé. Le petit amour de la vérité continue cependant à lui faire les cornes et le sens général de la scène demeure. Cette présence du frontispice dans des tirages postérieurs à la 5e édition (qu’il s’agisse ou non de contrefaçons) laisse en tout cas penser que l’image était toujours souhaitée, et que sa disparition en 1678 venait de motifs purement conjoncturels.

On mesure la signification et la puissance de ce frontispice. Sa présence ou non rejaillit sur le statut du texte. La cible est claire : elle installe la lecture dans la perspective d’une dénonciation du stoïcisme. Malgré sa dimension allusive (notamment, comme nous l’avons vu, par le recours au hors-champ), peut-être en fait-elle encore trop ! La Rochefoucauld a lutté contre la réduction de la signification. Il pratique un art qui est celui de l’incomplet par excellence. Car si la maxime semble se suffire à elle-même, ce n’est que par un effet temporaire d’intimidation, un coup de force, qui est le geste par lequel elle se présente. Mais tout en elle réclame complément. Structurellement, dans son rapport au lecteur, la maxime est inachevée. Elle attend un achèvement. Et sa puissance littéraire implique que cet achèvement ne soit jamais réalisé ou en tout cas avec une suffisante généralité.

Le frontispice engage donc une certaine lecture, comparable à celle du traité anti-stoïcien de Jacques Esprit. Mais notre image, avec ses effets de cadrage, joue un autre rôle, au moins aussi important. Elle confère au moraliste un éthos bien particulier, en contradiction avec la figure que l’histoire littéraire a peu à peu construite. Grand représentant de la démolition du héros, La Rochefoucauld incarne le pessimisme éthique. Mais ce n’est pas là le seul horizon des Maximes. Comme l’avait très bien vu Starobinski [44], le soupçon moral généralisé n’empêche pas le duc de rester un aristocrate. Le premier geste du livre est un geste aristocratique : quid vetat ? Je n’ai pas d’ordre à recevoir. Je fais ce qu’il me plaît ! Le rire serait donc le sens ultime de son entreprise. Et il nous avertit d’entrée de jeu : ses maximes augustiniennes sont aussi, sont toujours, des maximes « pour rire ».

 

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[37] J. Lafond, La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, Op. cit., p. 126.
[38] Réflexions ou sentences et maximes morales, 5e édition, augmentée de plus de cent nouvelles maximes, Paris, Claude Barbin [privilège du 3 juillet 1678, achevé d’imprimer du 26 juillet 1678]. Contrairement à une erreur trop répandue, cette cinquième édition des Maximes est sans frontispice. Les bibliographies critiques de La Rochefoucauld (D. L. Gilbert, 1883 ; J. Marchand, 1948) sont au demeurant sans ambiguïté sur ce point.
[39] La seule mention explicite de Sénèque disparaît des Maximes après la 1re édition : « Les philosophes et Sénèque sur tous n’ont point ôté les crimes par leurs préceptes. Ils n’ont fait que les employer au bâtiment de l’orgueil » (MS 21). L’imposture de Sénèque est par ailleurs longuement discutée dans le Discours de La Chapelle-Bessé, mais celui-ci est supprimé dès la 2e édition.
[40] J. Truchet, introduction à son édition des Maximes, Paris, Garnier 1967, p. XXV.
[41] L’exemplaire 1665 de la BnF [rés. Z-2604], avec avis au lecteur et Discours, est sans frontispice [privilège 14 janvier 1664], de même que celui de la BM de Lyon (Rés 804486).
[42] « Le frontispice sera, cependant, repris dans des éditions postérieures, par exemple celles de 1679, 1690, 1692 ou dans la traduction des Maximes en anglais dans l’édition Moral, Maxims and Reflections, parue à Londres en 1694. Le frontispice est donc considéré comme un élément faisant partie intégrante du recueil » (I. Chariatte, La Rochefoucauld et la culture mondaine. Portraits du cœur de l’homme, Op. cit., p. 18).
[43] Dans cette contrefaçon de 1690 (Réflexions ou sentences et maximes morales : Augmentées de plus de deux cents nouvelles Maximes, Suivant la copie imprimée à Paris, chez Claude Barbin), la présence du frontispice n’est pas systématique. Il est absent de l’exemplaire conservé par la Bibliothèque nationale de la République tchèque (cote : D X 000029/adl.1), mais il est présent sur celui de la Bibliothèque nationale d’Autriche (71.Z.142) – sous une forme de toute évidence regravée (avec une erreur grossière sur « Reflextions »).
[44] J. Starobinski, « La Rochefoucauld et les morales substitutives », Nouvelle Revue Française, juillet 1966 (pp. 16-34) et août 1966 (pp. 211-229).