La Rochefoucauld pouvait-il encadrer Sénèque ? Quelques considérations
sur le frontispice des Maximes

- Laurent Thirouin
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Une chose au moins est explicite : il y a de l’interdiction. Où est donc l’interdit ? L’œuvre à laquelle introduit ce frontispice est sous le signe du veto, mais quel est ce veto et qui le formule ? Pourquoi ne serait-ce pas Sénèque, grande référence morale, qui énonce des interdictions, avec cet air renfrogné qu’on lui voit, tout à fait approprié à un censeur ? La réponse est dans la partie absente de la citation.

Le terme clef est précisément celui qui manque : le rire. Car, sur la gravure, nous lisons seulement les deux mots qui concluent la célèbre formule d’Horace. L’essentiel nous fait défaut, à savoir le contenu de cette interdiction interrogée. Il faut noter que ces mots sont tirés de la toute première satire des deux livres d’Horace, et qu’ils prennent, chez l’écrivain latin, un caractère quasi programmatique. Dans cette satire inaugurale, le poète a consacré une vingtaine de vers à énumérer sur un ton plaisant le mécontentement de toutes les conditions : le soldat envie le marchand et le marchand souhaiterait être soldat ; l’avocat aimerait être laboureur et le laboureur regrette de n’être pas avocat. Et Horace enchaîne sur une boutade : tous ces geignards mériteraient d’être exaucés. Ils n’en ont, de fait, pas la moindre envie ! Mais avant de redevenir sérieux, le poète entend se justifier pour son rire, et il le fait sous la forme d’une concession générale.

 

Praeterea, ne sic ut qui iocularia ridens
percurram : quamquam ridentem dicere uerum
quid uetat ? ut pueris olim dant crustula blandi
doctores, elementa uelint ut discere prima :
sed tamen amoto quaeramus seria ludo… (v. 23-27).

 

Le jésuite Tarteron, auteur d’une traduction d’Horace à peine postérieure aux Maximes, transpose ainsi ces vers en français :

 

Raillerie à part : quoique à le bien prendre, la raillerie n’est pas incompatible avec la vérité ; et les maîtres qui savent gagner les enfants, leur donnent de temps en temps de petites douceurs, pour les engager d’eux-mêmes à apprendre à lire. Mais parlons sérieusement [12].

 

Selon les pratiques de son temps, le traducteur jésuite ne s’astreint pas à la plus extrême fidélité. Il apparaît en tout cas clairement qu’il interprète le rire du poète comme une forme de raillerie. On y reviendra. Quant aux jocularia du v. 23, ce sont des plaisanteries, des railleries, que l’on profère par manière de rire. La raillerie donc n’est pas incompatible avec la vérité, et le poète se réserve le droit de recourir au rire quand la cause de la vérité l’exigera.

Deux termes essentiels nous manquaient donc pour interpréter la gravure. La partie restituée de la citation latine nous les donne maintenant : ridentem, verum – le rire, la vérité. Ils étaient cependant discrètement présents dans notre image. Pour la vérité, la chose est réglée, en quelque sorte, par l’inscription qui identifie le putto : l’Amour de la Vérité. Il est intéressant que cette inscription résulte d’un ajout sur la gravure, comme si initialement l’ambiguïté avait été poussée trop loin, et qu’il ait fallu fournir au lecteur un indice supplémentaire afin de compenser les effets du cadrage. Quant au rire, il n’est proprement révélé que dans la partie tronquée de la citation. Un indice graphique aurait néanmoins pu nous mettre sur la voie : le geste du putto – élément essentiel de la scène, dont la nature et la signification semblent aujourd’hui ignorées par la critique [13], alors qu’il était originellement senti comme l’objet même de la gravure [14]. Car on ne peut se contenter de dire que le petit amour désigne le buste de Sénèque, ou qu’il pointe ses doigts vers Sénèque. Son geste est autrement violent : il lui fait les cornes. Le dictionnaire de l’Académie est sans ambiguïté sur le sens de ce geste : « On dit aussi, Faire les cornes à quelqu’un, pour dire, Faire par dérision un signe avec deux doigts qui représente les cornes. Il lui fit les cornes avec les doigts, il faisait semblant de se gratter au front, et lui faisait des cornes » [15]. Richelet quant à lui cite cette expression, en la flanquant des deux signes qui indiquent son caractère satirique et burlesque (†*) : « Cornes, Marques de raillerie et de mépris qu’on fait à quelqu’un en élargissant deux doigts de la main en forme de cornes. Ainsi on dit faire les cornes à quelqu’un, pour dire, se moquer de quelqu’un » [16]. Le petit amour fait les cornes à Sénèque ; autrement dit, il se paie sa figure. Est-ce donc lui le ridentem à qui s’applique la formule horacienne ? Car, notons-le bien, dans la tournure latine, il ne s’agit pas explicitement d’une modalité (comme serait le gérondif : ridendo), mais de l’éventualité d’un rieur, de quelqu’un qui se signalerait par son rire – un plaisant (bon ou mauvais). Le petit putto en est ici la première incarnation, mais derrière lui, le frontispice nous invite à identifier l’auteur, La Rochefoucauld, et évidemment chacun de nous, lecteur, à sa suite… Quant à la tonalité de ce rire, quelle est-elle ? Un rire d’allégresse, un éclat de rire euphorique ? Peut-être. Mais aussi une moquerie railleuse, comme le suggèrent le geste de notre putto et les bribes de latin qui lui servent de légende.

La citation d’Horace est un clin d’œil : le simple fait d’en omettre la partie principale introduit l’interprète compétent dans une communauté complice, celle des gens qui se comprennent à demi-mot, qui ont les mêmes références. Sur ce plan-là aussi, il est capital que les choses ne soient pas dites, que l’essentiel reste hors champ. On objectera peut-être que cette lecture « compétente » de la gravure est bien savante pour le lecteur mondain qui fréquente la librairie Barbin. Mais à l’époque de La Rochefoucauld, il ne s’agit en aucune façon d’érudition, comme nous en convaincra un nouvel appel aux dictionnaires – celui de Furetière maintenant. Dans l’article « rire » du Dictionnaire universel, l’acception de raillerie est bien prise en compte, mais surtout, parmi les exemples du lexicographe, la citation d’Horace se présente tout naturellement :

 

RIRE, signifie aussi, Se moquer de quelqu’un, le railler, ou le mépriser. Dieu se rit des folles entreprises des hommes : il a dit qu’il rirait à la mort des impies. Entre les Philosophes, Démocrite ne faisait que rire, et Héraclite que pleurer. Un Satirique rit aux dépens du genre humain, il le raille, il s’en moque ; il mord en riant ; il pince sans rire. (…) C’est une injure que d’aller rire au nez de quelqu’un, se moquer de lui à sa barbe. Horace dit qu’il n’y a rien qui empêche de dire la vérité en riant. Cette folle action a apprêté à rire à bien de gens, leur a donné occasion de s’en moquer. On dit aussi, qu’un homme rit sous cape, quand il se moque d’un autre, sans lui en rien témoigner au dehors [17].

 

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[12] [P. Tarteron, s. j.], Traduction nouvelle des satires, des épîtres et de l’art poétique d’Horace, Paris, André Pralard, 1685, p. 5 – je souligne. Pour une traduction plus proche de l’original : « Avançons ; c’est trop plaisanter, comme un conteur de sornettes. Qui empêche cependant de dire en riant la vérité, d’imiter ces aimables maîtres qui donnent des gâteaux aux petits enfants, pour qu’ils consentent à apprendre leurs lettres ? Quittons toutefois la plaisanterie, et traitons gravement une matière sérieuse » (Œuvres d’Horace, traduction nouvelle par M. [Henri] Patin, Paris, Charpentier, 1860, t. 2, p. 5).
[13] I. Chariatte, par exemple, ne prend pas la mesure exacte du geste : « le geste d’Amor (deux doigts pointés vers Sénèque) est connu depuis l’Antiquité comme geste symbolisant le discours. Pour l’analyse du frontispice, ceci signifie que le discours philosophique de Sénèque est clairement miné en faveur du discours ironique annoncé, dans les Maximes, par Amor ainsi que par la citation d’Horace » (La Rochefoucauld et la culture mondaine. Portraits du cœur de l’homme, Op. cit., p. 43).
[14] P. Quignard mentionne un catalogue ancien de Jean Mariette (1660-1742) décrivant ainsi notre frontispice : « un enfant faisant les cornes à un buste de Sénèque » (Traité sur Esprit, Op. cit., p. 37).
[15] Dictionnaire de l’Académie, 1694, s. v. corne.
[16] P. Richelet, Dictionnaire français…, 1680, s. v. corne.
[17] A. Furetière, Dictionnaire universel, 1690, s. v. « rire » – je souligne.