La Rochefoucauld pouvait-il encadrer Sénèque ? Quelques considérations
sur le frontispice des Maximes

- Laurent Thirouin
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Fig. 9. J. Esprit, La Fausseté
des vertus humaines
, 1678

Fig. 10. Anonyme, La Destruction
de l’hérésie par la piété et le zèle
de Louis le Grand…
(détail), 1686

La gravure du livre d’Esprit est datée de 1677. Au-dessous de la devise latine, on lit : « de Champagne delin. » « P. van Schuppen sculp. 1677 ». Le graveur, Pieter van Schuppen (1627-1702) est un Flamand installé à Paris et membre depuis 1663 de l’Académie royale de peinture. Quant au peintre, on a naturellement pensé à Philippe de Champaigne († 1674), le grand peintre de Port-Royal, mais la date de sa mort rend la chose problématique ; il s’agit sans doute de son neveu, Jean-Baptiste († 1681) [25], reçu à l’Académie quelques mois à peine avant le graveur.

Comment faut-il lire ce frontispice ? Là encore règne une certaine ambiguïté, comme nous en convaincront quelques-unes des descriptions, rencontrées dans la critique. Jean Orcibal résume ainsi la scène : « La Vérité entraîne la Vertu loin d’une horrible vieille qui cherche à se couvrir d’un masque et a tiré un poignard d’un fourreau qui porte Seneca » [26]. Le personnage de droite est-il bien une horrible vieille ? La chose n’est pas certaine. Il n’y a en tout cas pas de fourreau sur cette image. C’est en fait la tranche du livre qui porte l’inscription Seneca. Sur le précieux site utpictura18, la scène est décrite d’une manière légèrement différente : « Le jeune homme au centre suit la Vérité brandissant l’épée de vérité et dédaigne la Fausseté des vertus humaines, qui porte le masque d’hypocrite, les œuvres de Sénèque sous le bras, et le poignard des traîtres » [27].

L’allégorie de gauche trouve un nom : la Vérité brandissant l’épée de vérité. Quant au poignard, il reçoit un sens et devient l’emblème de la traîtrise. Et le critique de conclure : « L’allégorie reprend et développe celle du frontispice des Maximes de La Rochefoucauld ». Enfin Pascal Quignard, éditeur et défenseur du traité d’Esprit, se livre à une comparaison entre les deux frontispices [28]. Il entend surtout rectifier les analyses trop rapides (et dédaigneuses) de Jean Lafond [29], qui évoquait à tort un combat : « La figure nommée "Veritas" ne combat en aucun cas celle nommée "Seneca". Pour le jeune héros marchant sur la lande déserte, ou descendant aux Enfers, il s’agit de choisir entre un poignard et un glaive » [30].

Le personnage de droite est-il Sénèque ? On peut le penser, par le livre noté Seneca, qu’il porte sous le bras, et par le poignard, qui pourrait être une allusion à la mort du philosophe. Mais le doute subsiste. Sans y voir une « vieille femme » (comme J. Orcibal), on peut en faire une représentation de la vérité dans sa forme sénéquienne. Il faudrait alors comprendre que Sénèque s’est déguisé en vérité (d’où le voile sur la tête, lui donnant une apparence féminine). Le masque qu’il tient de la main gauche porte, selon Pascal Quignard [31], les traits du jeune homme lui-même, comme si, pour le séduire, Sénèque lui renvoyait sa propre image. L’hypothèse est séduisante, mais peu vraisemblable, tant, comme nous l’avons vu, l’objet lui-même est stéréotypique dans la gravure de l’époque.

La devise latine – Non faciet iam larva pares – nous aidera peut-être à y voir plus clair. Elle semble forgée pour l’occasion, et ne renvoyer à aucun autre écrit. On pourrait la traduire : « le masque ne les rendra plus égaux », c’est-à-dire, « le masque ne permettra plus de les confondre ». Le non… jam, introduit une temporalité, et donc une narration. Le jeune homme s’est autrefois laissé prendre au fantôme de la vérité. On assiste ici à une scène de conversion : il repousse la fausse femme, dont le spectateur seul connaît l’identité réelle, mais il la repousse à bon escient, se réfugiant derrière le bouclier de la vérité – c’est-à-dire derrière les espèces eucharistiques (on y reviendra). Il a cessé de confondre deux manifestations de la vérité : il ne les tiendra plus désormais pour égales. Le masque (larva), qui est au cœur de la représentation (à travers la devise), est encore en place. La gravure se situe ainsi chronologiquement en un point antérieur à celle des Maximes. Comme le remarque justement Pascal Quignard, « dans le frontispice d’Esprit, Sénèque n’est pas encore démasqué » [32]. On est frappé cependant par la solennité de la scène, et même une forme de pathétique, tout à fait étranger au frontispice des Maximes. La mort est singulièrement présente dans cette image, selon la lecture de Pascal Quignard : « Le couteau que Sénèque tient dans la main droite est celui de son suicide. Aussi tourne-t-il la lame vers lui-même. (…) Il porte un pan de sa toge sur la tête en signe de deuil » [33].

Quant à la femme de gauche, elle porte le nom de la vérité (veritas), mais arbore tous les attributs de la justice : dans sa main droite, le glaive, qui tranche, et sur sa cuirasse la balance, qui équilibre. Figure composite de la vérité et de la justice, elle est en quelque sorte une représentation de la Vertu – hypothèse d’autant plus recevable que la page de titre de l’ouvrage (fig. 9) intègre une citation de Juvénal, tirée de la satire X : « Quis enim virtutem amplectitur ipsam ? », soit « Qui donc, pour elle-même, embrasse la vertu ? » [34]. Voilà un nouvel élément hors cadre, qui éclaire la scène : la citation de Juvénal impose à l’ouvrage une teneur satirique (le met, tout au moins, sous l’invocation de la satire) et elle donne sens à cette embrassade. Passant son bras droit par-dessus l’épaule de Veritas, le personnage central semble bien se disposer à embrasser la vertu elle-même. Mais l’on peut préciser encore les choses et rendre à cette figure allégorique sa véritable identité – chrétienne.

L’espèce d’auréole enflammée qui entoure son casque, et qu’il ne faudrait pas confondre avec un cimier ou un panache de plumes, est en fait l’attribut consacré du « zèle divin ». On en trouve de multiples confirmations dans les gravures du temps. Il suffira de renvoyer à l’almanach de 1686, consécutif à la révocation de l’Edit de Nantes. La gravure de cet almanach célèbre La Destruction de l’hérésie par la piété et le zèle de Louis le Grand. A la droite du Roi, en majesté sur son trône, se tiennent deux personnages allégoriques (fig. 10), dûment identifiés par une inscription : la Religion, portant la croix et les espèces eucharistiques, et à ses côtés, le Zèle divin. Ce dernier apparaît sous les traits d’un jeune homme, tenant dans la main droite une épée flamboyante, et le visage nimbé de flammes ou de rayons solaires, tout à fait comparables à l’auréole de Veritas. Notre allégorie composite peut s’interpréter de la sorte comme une figure du zèle divin. Sous son allure antique et mythologisante, la gravure donne ainsi tous les indices incitant à une interprétation chrétienne [35]. La chose devient incontestable quand on remarque que Veritas porte sur son écu les espèces eucharistiques : le calice et l’hostie [36]. Présenté de profil, en opposition au poignard du personnage masqué, le bouclier va servir de protection au jeune homme. Contre les mensonges de Sénèque ou de ses sectateurs, il sera bientôt à l’abri du corps et du sang de Jésus-Christ, véritable rempart contre les séductions trompeuses d’une fausse philosophie. La posture des trois personnages et le jeu des pieds confirment toute cette lecture allégorisante. Le jeune homme a pris exactement le chemin de sa nouvelle maîtresse, la Vérité. Ses pieds sont tournés vers sa droite (la gauche du spectateur). Les deux figures allégoriques, en revanche, ont le même équilibre, leurs deux pieds orientés identiquement, comme deux pôles entre lesquels chaque lecteur est dorénavant sommé de choisir.

 

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[25] Voir J. Orcibal, « Les frontispices gravés des Champaigne », Bulletin de la Société des Amis de Port-Royal (3), 1952, p. 25.
[26] Ibid.
[27] Voir sur le site Utpictura18 (en ligne. Consulté le 4 janvier 2023).
[28] P. Quignard, Traité sur Esprit., Op. cit., pp. 19 et 37-40.
[29] « Le frontispice [de la Fausseté des vertus humaines] est éloquent : la Vérité personnifiée y combat l’Erreur » (J. Lafond, La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, Paris, Klincksieck, 1986, p. 126).
[30] P. Quignard, Traité sur Esprit., Op. cit., p. 37.
[31] Ibid., p. 19.
[32] Ibid., p. 38 – c’est l’auteur qui souligne.
[33] Ibid. Pascal Quignard se fonde ici, sans donner ses références, sur une analyse de Bertrand Lançon.
[34] Traduction de Jules Lacroix (Satires de Juvénal traduites en vers français,Paris, Firmin Didot, 1846). Le vers ici encore est incomplet. « Quis enim virtutem amplectitur ipsam,/Præmia si tollas ? » : « Qui donc embrasse la vertu pour elle-même, s’il n’y a pas chance de profit ? » (Juvénal, Satires, X, v. 140-141).
[35] Comme la critique ne l’a généralement pas perçu. Voir I. Chariatte, La Rochefoucauld et la culture mondaine. Portraits du cœur de l’homme, Op. cit., p. 35 : « Le frontispice a recours à une représentation allégorique et mythologique de la Vérité sans spécification proprement chrétienne ».
[36] A peine perceptible, et rarement noté, cet élément a été bien identifié par Stéphane Rials, dans son analyse fouillée du frontispice : « La Vérité brandit une épée symboliquement usuelle – l’épée est associée à la vérité, qui tranche, comme elle l’est, on le sait, à la justice et ici la vérité est unie à la justice aussi par la représentation de la balance sur le plastron de la cuirasse –, et elle tient un bouclier portant un calice – plausiblement un ciboire découvert – surmonté d’une hostie, selon une représentation qui n’est pas rare. » Exigences et indulgences de l’amour… (en ligne. Consulté le 4 janvier 2023).