La Rochefoucauld pouvait-il encadrer Sénèque ? Quelques considérations
sur le frontispice des Maximes

- Laurent Thirouin
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Fig. 6. J.-B. de Champaigne, P. van
Schuppen, Non faciet jam larua
pares
, 1677

Fig. 7. J. Ganière, La Déroute et confusion
des jansénistes
(détail), 1653

Fig. 8. A. Flamen, Le Jansénisme foudroyé (détail), 1660

On notera, dans cet article, la récurrence du verbe moquer. Le rire dont il s’agit ici a une visée offensive – et offensante ! C’est l’arme par excellence du satirique. L’opposition entre Démocrite et Héraclite, le philosophe qui rit et celui qui pleure, est un topos très présent dans la littérature morale. En fait, ce qui est en jeu dans cette définition, c’est tout le courant du moralisme rieur. L’épicurien Horace est évoqué comme une autorité dans ce courant rieur, et sa formule relève du lieu commun [18]. Il n’est pas besoin de la dérouler entièrement. Chacun la comprend et en saisit les applications. On peut aussi se rappeler Montaigne, dans l’un des Essais les plus libres du livre III. Il s’agit de l’activité sexuelle, et le moqueur ici est la nature elle-même, aussitôt relayée par le moraliste :

 

C’est par moquerie que nature nous a laissé la plus trouble de nos actions, la plus commune, pour nous égaler par là, et apparier les fols et les sages, et nous et les bêtes. Le plus contemplatif et prudent homme, quand je l’imagine en cette assiette, je le tiens pour un affronteur de faire le prudent et le contemplatif ; ce sont les pieds du paon qui abattent son orgueil : ridentem dicere verum/Quid vetat ? [19]

 

Pour démasquer les pseudo-sages, ceux qui se donnent de grands airs, Montaigne s’amuse à les transporter par l’imagination dans les activités physiques où rien ne les distingue plus des bêtes. Le rire produit par cette animalisation incongrue est un inexorable révélateur. Horace en est le théoricien. Le même servait déjà de caution à Erasme, dans sa célèbre lettre apologétique de 1515, adressée à Martin Dorp. Il met lui aussi L’Eloge de la folie sous l’égide de la fameuse formule, et s’autorise de l’exemple d’Horace, selon qui « l’avis donné en plaisantant n’a pas moins d’effet que le sérieux » [20].

Pour revenir au siècle de La Rochefoucauld, on laissera enfin la parole à Pascal, car cette question de la vérité rieuse est bien celle que pose la onzième Provinciale. Répondant aux jésuites, qui l’accusent de s’être moqué des choses saintes, Pascal prend le parti du rire et, avec la caution de Tertullien, pousse encore plus loin la convenance du rire et de la vérité. Non seulement le rire n’est pas incompatible avec la vérité, mais il en est la marque même : « C’est proprement à la vérité à qui il appartient de rire, parce qu’elle est gaie, et de se jouer de ses ennemis, parce qu’elle est assurée de la victoire » [21]. Notre petit amour rieur, interprète d’Horace, est donc pleinement dans son rôle quand il s’intitule « amour de la vérité ». Le précepte horacien ne s’impose certes pas universellement, et sa contestation reste possible [22]. Le geste de La Rochefoucauld n’est pas anodin : choisissant le rire, il s’inscrit dans la ligne de Démocrite et de Pascal.

Complété, restitué dans son intégralité, le veto prend tout son sens, mais son statut s’en trouve radicalement bouleversé : il ne s’agit pas d’une prescription, comme le genre moral pouvait nous le laisser attendre, mais d’une transgression – non pas d’une interdiction morale, mais d’une invitation à ne pas faire trop grand cas des interdits. Sous le sage libellé de Réflexions morales, le frontispice suggère les principes bien particuliers qui régissent l’ouvrage. Ce livre de morale a une tournure immorale. Ou, pour le dire familièrement : voici un drôle de livre de morale ! Mais sur ce point, il est peut-être bon de ne pas se montrer trop explicite. Un tel avertissement est plus à sa place hors cadre.

 

Arrêtons cependant de rire ! Et regardons, par contraste, quelqu’un qui ne rit guère. C’est à Jacques Esprit que je pense.

Ami et interlocuteur de La Rochefoucauld, Jacques Esprit donne en 1678 sa propre version de l’anti-sénéquisme augustinien. Le titre même de son traité – La Fausseté des vertus humaines – ne laisse planer aucun doute sur les thèses qui y sont défendues. Le propos est similaire à celui des Maximes, lesquelles auraient pu tout aussi bien s’intituler La Fausseté des vertus humaines. Mais la forme est évidemment sans rapport : au lieu de brèves sentences piquantes, J. Esprit rédige un traité en deux tomes, composés chacun de vingt-huit chapitres – passage en revue systématique des vertus principales : la prudence, l’amour de la vérité, la sincérité, l’amitié… L’ouvrage paraît non pas chez un libraire de nouveautés, attaché aux belles-lettres, mais chez Guillaume Desprez, le libraire attitré de Port-Royal. Le choix de l’éditeur affiche la volonté édifiante du livre et laisse entendre d’emblée sa déférence à l’endroit de l’augustinisme.

La grande proximité et la disparité de ces deux ouvrages rendent leur comparaison très instructive. Nous nous en tiendrons ici au frontispice, car le volume de Jacques Esprit s’ouvre lui aussi sur une gravure (fig. 6), qui nous propose une alternative sérieuse à la provocation de La Rochefoucauld. Même sujet, même matériau iconographique, même grammaire, même dépendance d’un hors cadre, mais pour une signification tout autre : la comparaison servira de confirmation aux hypothèses précédentes.

Les mêmes éléments graphiques se retrouvent dans les deux estampes : le livre, le nom de Seneca (en latin), l’inscription de la vérité (« amour de la vérité », veritas), le masque. Ce dernier, au demeurant, est un accessoire polémique assez convenu, au XVIIe siècle, et nous courons le risque de le surinterpréter. On le retrouve à maintes reprises dans l’imagerie anti-janséniste, où il représente un pur signe d’hypocrisie, sans qu’il faille se livrer à une mise en récit plus élaborée. L’almanach pour l’année 1654, gravé en célébration de la bulle Cum occasione, et intitulé La déroute et confusion des jansénistes, nous montre une troupe de jansénistes fuyant sous l’action énergique du Roi. Dans leur précipitation, ils bousculent un homme à terre, qui se protège de son masque : c’est « la tromperie », comme l’indique le nom qu’il arbore (fig. 7) [23]. Dans les mêmes années, la célèbre gravure d’Albert Flamen, Le Jansénisme foudroyé, présente le jansénisme sous la forme d’une hydre à sept têtes. Sous la queue du monstre, un amas de masques figure graphiquement l’hypocrisie du parti, et les prétextes sous lesquels il s’avance (fig. 8). Le masque ici est réduit à une quasi-abstraction. Il n’en va sans doute pas de même dans nos deux frontispices, dont la grammaire est plus élaborée. On en conviendra avec Pascal Quignard, « le frontispice des Réflexions morales comme celui de la Fausseté des vertus sont des manifestes : montrer le masque (la Fausseté) ou faire tomber le masque (les Maximes) du moralisme » [24]. On est frappé cependant par une certaine différence d’atmosphère entre les deux gravures : la dimension militaire de la seconde (épée, poignard, cuirasse, heaume, bouclier) contraste avec l’atmosphère paisible et détendue, presque farceuse, du frontispice des Maximes.

 

>suite
retour<
sommaire

[18] On la trouve encore sur la page de titre des Contes et discours d’Eutrapel de Noël du Fail, Rennes 1603 (voir Ian Maclean, « La Rochefoucauld, little learning and the love of truth », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 75, 2012, p. 311).
[19] M. de Montaigne, Essais, « Sur des vers de Virgile », III, 5, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965, p. 877.
[20] « Et Flaccus existimat iocosam quoque admonitionem non minus atque seriam conducere. Ridentem, inquit, dicere verum, quid vetat ? » (Opus epistolarum Des. Erasmi Roterodami, éd. Allen, Oxford, 1910, t. II, lettre 337, p. 93).
[21] B. Pascal, Provinciales, éd. Cognet-Ferreyrolles, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 313.
[22] Quelques années après les Maximes, la formule d’Horace soulève encore les objections de l’abbé de Villiers : « Si l’on me demandait comme le demandait le poète, ce qui empêche de dire la vérité en riant ? Je répondrais qu’il y a peu de vérités qu’il soit permis de dire de la sorte, et qu’il y a encore moins de gens qui doivent user de cette permission. On peut conclure que la raillerie n’étant presque bonne à rien, et étant presque toujours contraire à la politesse, à la paix, et à la charité, le penchant à la raillerie est un des penchants que l’honnête homme doit le plus étudier et le plus combattre » (Nouvelles réflexions de M. L. D.*** [Pierre de Villiers] sur les défauts d’autrui, et les fruits que chacun en peut retirer pour se conduire. Première [-seconde] partie, 1697, p. 220-221, « Des mauvais railleurs »). Voir D. Bertrand, « Rire et satire de 1650 à 1700 : de la théorie au jeu de miroirs », Littératures classiques, n° 24, 1995, p. 140 (en ligne. Consulté le 4 janvier 2023).
[23] En réplique à cet almanach, Le Maistre de Sacy donne, quelques mois plus tard, ses Enluminures du fameux almanach… On y retrouve bien sûr l’image originelle, regravée par Abraham Bosse.
[24] P. Quignard, Traité sur Esprit, Op. cit. p. 52.