L’ekphrasis dans Les Amours de Psyché
et Cupidon
de La Fontaine :
une gageure poétique

Pierre Giuliani
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3. Histoire de Psyché : les tapisseries du palais (pp. 81-83).

 

Elle se souvient qu’elle n’a pas assez regardé de certaines tapisseries. Elle rentre donc comme une jeune personne qui voudrait tout voir à la fois, et qui ne sait à quoi s’attacher. Les Nymphes avaient assez de peine à la suivre, l’avidité de ses yeux la faisant courir sans cesse de chambre en chambre, et considérer à la hâte les merveilles de ce palais, où, par un enchantement prophétique, ce qui n’était pas encore et ce qui ne devait jamais être se rencontrait.

Les endroits où la Belle s’arrêta le plus ce furent les galeries. Là les raretés, les tableaux, les bustes, non de la main des Apelles et des Phidias, mais de la main même des Fées, qui ont été les maîtresses de ces grands hommes, composaient un amas d’objets qui éblouissait la vue, et qui ne laissait pas de lui plaire, de la charmer, de lui causer des ravissements, des extases ;en sorte que Psyché, passant d’une extrémité en une autre, demeura longtemps immobile, et parut la plus belle statue de ces lieux.

La mention d’Arachné, qui excelle dans l’art du maniement et de l’ordonnance des fils, prend dans tout ce passage une valeur significative : en amont du visuel, il y a le tissage, la texture – le texte en somme. La description des tapisseries les rend à leur condition textuelle originelle. Face à l’abondance de ce qui s’impose à la vue, Psyché, qui « n’a pas assez regardé », semble sujette à cette concupiscence des yeux que dénoncent les prédicateurs classiques ; mais ce motif est désamorcé, et le personnage est plutôt saisi d’une ivresse heureuse et toute en mouvement. La Fontaine dessine ici une ekphrasis de la totalité, qui embrasserait l’ensemble des arts et se jouerait insolemment des limites du temps (« ce qui n’était pas encore et ce qui ne devait jamais être se rencontrait »). Les trois ordres de l’architecture (v. 3 à 5) et toutes les figures de la littérature, « ces fameuses beautés (…) que le Parnasse (…) nous chante », ont été, dans le palais, mises en synchronie par la représentation plastique, elle-même orchestrée et réordonnée par les alexandrins de Poliphile (v. 10 à 18). Le geste ekphrastique et cinétique s’affranchit du temps et de l’espace, et se déleste donc de la matière dont les arts plastiques sont tributaires, il permet alors une fusion de la description et de la narration : « Psyché dans le milieu voit aussi sa statue » (v. 20). Les synecdoques de la matière conventionnellement attachées aux portraits galants semblent dès lors hésiter entre le sens tropique et le sens propre : « Là ses traits sont de marbre, ailleurs ils sont d’ivoire » (v. 25). Aussi, lorsque la prose succède au vers, l’arrêt sur image de Psyché se contemplant elle-même manifeste-t-elle que la fiction littéraire s’est alors appropriée par l’ekphrasis tout le champ de la représentation plastique, puisque « Psyché […] par[aît] la plus belle statue de ces lieux ».

« Je peins, quand il me plaît, la Peinture elle-même ». Dans Psyché, La Fontaine, par l’ekphrasis, met en œuvre une sujétion des arts visuels. Non pas une sujétion ordonnée et radicale, mais un aimable asservissement, qui plie ces arts visuels à la fantaisie et à l’agrément poétiques. Le paragone, en tant que discours argumenté, est sans doute alors en voie d’épuisement. Mais La Fontaine illustre une autre formule dans laquelle le visuel est annexé par le verbal. On aurait pu penser logiquement que le visuel illustrât le texte ; mais ici tout se passe comme si le poète montrait un pouvoir inverse : les mots prétendent animer les images pour les intégrer avec souplesse au récit.

Il faut bien reconnaître que l’image tend alors à devenir un prétexte – car ce qui intéresse La Fontaine, c’est que le support visuel active et stimule un processus d’écriture et devienne l’écrin de la poésie. Le verbal liquéfie ou donne chair à la sculpture, le visuel se dissout dans la trame d’un récit. Les arts visuels sont même déjà un texte, une texture : les tapisseries du palais de Psyché nourrissent une poétique de l’ekphrasis cousue au récit. Le poète nous a conduits de l’abstraction à la carnation, du minéral au liquide, des « figures » formelles de Versailles à la rougeur de Psyché.

Nous voici sans doute arrivés au moment historique où les belles lettres deviennent littérature. L’entreprise poétique, à cette époque brillante du grand règne, se célèbre ainsi elle-même et prend une conscience ostensible de son pouvoir – celui d’embrasser tous les arts – tandis que l’humour du poète compte sur l’imagination du lecteur, à laquelle il offre conjointement quelque chose à voir et beaucoup à penser [11].

 

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[11] Je remercie Andrei Ciubotariu, Ens de Lyon, pour ses suggestions stimulantes.