L’ekphrasis dans Les Amours de Psyché
et Cupidon
de La Fontaine :
une gageure poétique

Pierre Giuliani
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Dans Psyché, de ce point de vue, le cadre choisi pour la promenade – le parc de Versailles – est bien sûr significatif. Les descriptions du récit premier s’inscrivent déjà dans un écrin culturel qui a transformé la nature en art, et en art qui souligne ses artifices ; et ce qui est vrai pour tous les jardins l’est beaucoup plus encore pour le jardin à la française, qui est une composition architecturale et végétale codifiée : la nature y est soumise à la géométrie et à la perspective pour en faire une œuvre plastique dans laquelle l’ordonnance des lignes stimule et oriente particulièrement la vue. En outre, dans la mesure où le bannissement de Psyché est dû à son désir immodéré de voir, les morceaux d’ekphrasis sertis dans le roman correspondent surtout, au fil de la fiction, à cette démesure du regard dans son mouvement d’expansion vers le monde. Rappelons qu’avant de succomber tout à fait au désir de voir, c’était déjà par le regard que Psyché, élue par l’Amour, éprouvait une ivresse conjointement érotique et narcissique, en particulier au cours des journées où elle avait pris possession de son palais. Or il y dans la composition même du mot « ekphrasis » un mouvement similaire vers la surface des choses à saisir dans leur totalité. Choses qui, pour ainsi dire, aspirent la vue et saturent le regard, surpris et dépassé dans sa capacité même de voir. Cette expérience, par analogie et dans l’ordre moral, peut être rapportée à l’usage de la prétérition, parce que le langage signale par cette figure qu’il ne peut pas circonscrire tout ce qui se présente à la vue, et qu’il faut recourir à d’autres manières d’entrer en rapport avec le visible.

Mais la prétérition donne aussi à penser que le personnage de Psyché n’est pas l’alibi d’une intention didactique, même si la christianisation du mythe invite depuis Fulgence à comprendre comme un signe d’excès la qualité de son regard – ce qui en termes augustiniens relèverait de la libido spectandi. Cette lecture augustinienne de l’œuvre de La Fontaine, aussi bien, semble démentie par la fin heureuse du récit et l’éloge de la volupté qui y est prononcé avec éclat. La pratique de l’ekphrasis invite plutôt à aborder la question selon une optique différente.

Nous pouvons en chercher la confirmation par l’examen cursif de quelques passages de l’œuvre, au cours desquels l’ekphrasis s’intègre à la conduite du récit et devient ainsi un élément de la narration.

 

Une manipulation poétique de l’ekphrasis

 

La Fontaine procède en effet de telle sorte que l’ekphrasis, docile entre ses mains, dispose d’une plasticité d’application qui lui permet de se couler dans le récit, de le relayer, de l’animer. Appuyons-nous sur quelques passages significatifs pour en proposer une paraphrase.

Dans les lignes qui suivent le texte est cité plus longuement. Le caractère gras indique quels passages sont plus particulièrement commentés.

 

1. Récit cadre : Versailles, « la chambre et le cabinet du roi » (p. 63).

Les réflexions de nos quatre amis finirent avec leur repas. Ils retournèrent au Château, virent les dedans, que je ne décrirai point, ce serait une œuvre infinie. Entre autres beautés ils s’arrêtèrent longtemps à considérer le lit, la tapisserie, et les sièges dont on a meublé la chambre et le cabinet du Roi. C’est un tissu de la Chine plein de figures qui contiennent toute la religion de ce pays-là. Faute de Brachmane, nos quatre amis n’y comprirent rien.

 

Le narrateur premier, que l’on peut assimiler à La Fontaine, dénie aux arts du visible et à leurs « figures » la vertu d’intelligibilité. Le visible en d’autres termes cèle de l’invisible et recèle de l’illisible. Pour comprendre ce qui pourtant s’impose à la vue des quatre amis, il faudrait qu’ils recourent à un maître de lecture introuvable à Versailles, un « brachmane » ! Mais la prétérition assume cependant pleinement sa vocation ironique, et il faut bien sûr aussi se demander en quoi ce maître renonçant à dévoiler l’énigme de ce qui s’offre à la vue, ne se dissimule pas sous les traits du poète lui-même : les mots mis au service du récit pallieraient alors l’imperfection des représentations plastiques.

 

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