L’ekphrasis dans Les Amours de Psyché
et Cupidon
de La Fontaine :
une gageure poétique

Pierre Giuliani
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     Parmi tant de beautés Apollon est sans flamme.
     Celle qu’il s’en va voir seule occupe son âme.
     Il songe au doux moment où libre et sans témoins
     Il reverra l’objet qui dissipe ses soins.
60 Oh ! qui pourrait décrire en langue du Parnasse
     La majesté du dieu, son port si plein de grâce,
     Cet air que l’on n’a point chez nous autres mortels,
     Et pour qui l’âge d’or inventa les Autels !
     Les coursiers de Phébus, aux flambantes narines,
65 Respirent l’ambroisie en des grottes voisines ;
     Les Tritons en ont soin : l’ouvrage est si parfait
     Qu’ils semblent panteler du chemin qu’ils ont fait.
     Aux deux bouts de la grotte et dans deux enfonçures
     Le sculpteur a placé deux charmantes figures.
70 L’une est le jeune Acis, aussi beau que le jour.
     Les accords de sa flûte inspirent de l’amour.
     Debout contre le roc, une jambe croisée,
     Il semble par ses sons attirer Galatée ;
     Par ses sons, et peut-être aussi par sa beauté.
75 Le long de ces lambris un doux charme est porté.
     Les oiseaux, envieux d’une telle harmonie,
     Epuisent ce qu’ils ont et d’art et de génie.

     Philomèle à son tour veut s’entendre louer ;
     Et chante par ressorts que l’onde fait jouer.
80 Echo même répond ; Echo toujours hôtesse
     D’une voûte ou d’un roc témoin de sa tristesse.
     L’onde tient sa partie : il se forme un concert
     Où Philomèle, l’eau, la flûte, enfin tout sert.
     Deux lustres de rocher de ces voûtes descendent.
85 En liquide cristal leurs branches se répandent.
     L’onde sert de flambeaux ; usage tout nouveau.
     L’art en mille façons a su prodiguer l’eau.
     D’une table de jaspe un jet part en fusée ;
     Puis en perles retombe, en vapeur, en rosée.
     (…)

Les quatre amis ne voulurent point être mouillés. Ils prièrent celui qui leur faisait voir la Grotte de réserver ce plaisir pour le Bourgeois ou pour l’Allemand, et de les placer en quelque coin où ils fussent à couvert de l’eau. Ils furent traités comme ils souhaitaient. Quand leur Conducteur les eut quittés, ils s’assirent à l’entour de Poliphile, qui prit son cahier ; et ayant toussé pour se nettoyer la voix, il commença par ces vers :

Ces deux passages présentent les pouvoirs poétiques de l’ekphrasis dans la variété de sa palette. Poliphile esquive l’ekphrasis encomiastique par le recours au mode conditionnel et à la prétérition (v. 32 et 33) et il se démarque ostensiblement des autres poètes (v. 36). Mais l’apostrophe préalablement lancée au dieu tutélaire de la poésie au vers 26 permet un retour au mode indicatif et ranime la description à partir du vers 39 : l’éloge s’estompe au profit de l’élan poétique lui-même, ravivé dans sa vocation simultanément laudative et descriptive. L’ekphrasis donne alors vie à la matière, puisque les « morceaux pétrifiés » de la grotte (v. 13) sont doués de mouvements intérieurs par le verbe poétique de Poliphile. Ils sont habités d’humeurs, le sang les parcourt et, à la lettre, leur confère une émotion : Climène « rougit » (v. 52). Le poète affirme alors clairement la supériorité de son art sur celui du sculpteur (v. 54 et 55) – mot qui rime avec lecteur. L’imagination du lecteur est en effet explicitement mise en mouvement par l’ekphrasis qui donne à la pierre une vertu cinétique. La porosité entre le geste descriptif et le fil narratif qui caractérise l’art de La Fontaine dans Psyché offre quelques vers plus loin une autre ressource encore à l’ekphrasis. Le dispositif énonciatif permet de superposer le panthéon sculpté de la grotte de Thétis et l’espace ambiant des jardins de Versailles. La perception visuelle s’enrichit en effet de perceptions auditives, et les oiseaux du parc prolongent au présent d’énonciation, et sans suture syntaxique, le présent atemporel des figures mythologiques : ekphrasis qui tendrait à saisir les rapports synesthésiques… Poliphile parle alors de l’« art » et du « génie » des oiseaux, qui actualisent les évocations minérales de la grotte (v. 77 et 78). Il terminera par une prétérition (« Je ne pourrais montrer les charmes de ces lieux »), justifiant la reprise du récit cadre avec un humour manifeste : « Les quatre amis ne voulurent pas être mouillés ». Le prosaïsme de la remarque contraste ostensiblement avec la description des jeux d’eau de la grotte et, comme négligemment, met fin à l’ekphrasis, qui s’abolit dans la narration.

 

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