« Entrer dans la sensation du réel » :
la « forte impression » des images dans
Le Dossier M
de Grégoire Bouillier

- Pauline Flepp
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Fig. 3. G. Bouiller, pièce n° 17, « On the beach »

Fig. 4. G. Bouiller, pièce n° 19, « La Disparition »

Fig. 5. G. Bouiller, pièce n° 19, « La Disparition »

Fig. 6. G. Bouiller, pièce n° 30, « La musique
dans la peau »

Fig. 7. G. Bouiller, pièce n° 30, « La musique
dans la peau »

Fig. 8. G. Bouiller, pièce n° 30, « La musique
dans la peau »

Fig. 10. G. Bouillier, vraie photographie de
la fausse tombe de M, 2020

L’épuisement des images, et de son histoire de M, peut également trouver à se jouer dans la collecte et l’accumulation : songeons aux photos des « milliers de petits tortillons arénacés qu’excrètent les vers arénicoles lorsqu’ils creusent leurs galeries dans le sable » [59] (fig. 3), ou à la série des joueurs de volley, retouchée des heures durant sur ordinateur, série finalement sobrement intitulée par Grégoire Bouillier « La disparition », après la révélation produite par la suppression du ballon (figs. 4 et 5). Toutes ces photos interviennent au Livre 2, soit le livre de la vie sans M, après M. Or elles donnent bien à voir sa pleine absence. Elles nous font toucher du doigt un vide, à l’image des volleyeurs sautant littéralement dans le vide. Les joueurs ne touchent plus rien, soudain incongrument proches du narrateur qui, dans le vide d’un monde sans M, pourrait bien dire, comme le héros du Feu follet (film qui sera d’ailleurs au cœur du ciné roman-photo versé au dossier) : « Mais voilà, je ne peux pas avancer la main, je ne peux pas toucher les choses. D’ailleurs, quand je touche les choses, je ne sens rien » [60]. A cet égard, il n’est sans doute pas anodin qu’au moment de connaître « d’autres amours » [61], il se tourne d’abord, d’instinct, vers la sexualité virtuelle des vidéos pornos puis des sites tarifés où tout se fait et se voit par webcam interposée : autrement dit, où rien ne se touche de l’autre, et où l’autre ne touche rien de vous.

La logique de l’épuisement concerne enfin également l’image de M proprement dite. « Je pars d’un point et je vais jusqu’au bout », peut-on lire en exergue du Livre 1. Et en exergue du Livre 2 : « Je pars d’un point et je continue autour ». Or ces deux citations de John Coltrane et de Picasso entrent en écho avec la contemplation active à laquelle se livre Bouillier, à partir de la seule photo de M dont il dispose. Il s’agit d’une photo volée, faite à l’insu de la jeune femme, alors qu’ils prenaient un verre à une terrasse de café – car M « ne voulait pas être prise en photo, jamais, par personne, et surtout pas par moi » [62]. Dès lors, photographier M devient une véritable obsession pour le narrateur, qui rêve de la photographier « sous toutes les coutures », « afin d’épuiser son image », de pouvoir « jouir » [63] de cette dernière : « Oh oui, je voulais au moins la prendre en photo si je ne pouvais pas la prendre charnellement. Cela aurait déjà été faire l’amour » [64].

Voici donc l’unique photo de M prise par Bouillier (fig. 6), pièce qu’il verse au dossier en la postant sur son site (pièce n°30), et cette unique photo, il va bien l’épuiser, « s’abîmer dans sa contemplation » [65]. Car passée la déception de découvrir une photo ratée (on n’y voit pas le visage de M, qu’il aurait aimé saisir), il s’avère que « pour une photo ratée, elle était réussie » [66]. Pourquoi ? Tout d’abord (et c’est le premier temps de la contemplation, le plus évident, également) parce qu’on y découvre un « pan du petit haut de couleur bleu azur », qui s’est trouvé être étroitement lié au désir de prendre M en photo, de l’éterniser dans cet « adorable petit haut (…) qui la faisait miroiter sous l’étoffe légère » [67] : « [il] me donnait envie de glisser ma main sous l’étoffe et d’exciter la pointe de ses seins et je n’aurais qu’à regarder cette photo pour que mon désir retourne à sa source enchantée et jamais ne tarisse » [68]. Cette photo permet donc bien à Grégoire Bouillier de toucher au plus près, sinon l’origine du monde, du moins une des origines du désir, d’autant plus que dès leur premier entretien, il avait noté combien M mettait en valeur ses bras : « Impossible de ne pas admirer ses bras nus et finement musclés et qui ne sait que certaines de nos perceptions ont le don de nous mettre sur la voie de l’autre avant même que nous y songions ? » [69]. Or le voilà qui se retrouve avec une photo de son bras sur les bras… photo qui n’est peut-être donc pas si décevante, et qui est bel et bien une sorte de retour au « point de départ », pour revenir aux deux phrases de Coltrane et de Picasso citées en exergue.

En outre, Grégoire Bouillier va bien mettre le programme de ces deux artistes en application, soit partir d’un point et continuer autour, ou partir d’un point et aller jusqu’au bout, puisque le deuxième temps de la contemplation est activé par la vision-révélation de neuf petits grains de beauté, qu’il n’avait jusqu’alors pas aperçus. Or voilà que d’un seul coup, « vibrants », « frémissants », ils lui crèvent les yeux : « [grains de beauté] Que je trouvais adorables. Qui me bouleversaient. Que j’avais envie de lécher. Dans l’ombré et le granulé desquels je trouvais follement matière à rêveries » [70]. Cependant, il ne se contente pas de rêver, et ce deuxième temps de la contemplation conduit à des actions, tendant à explorer tout l’éventail des possibles offerts par la mystérieuse configuration de ces grains de beauté : possibilités géographiques, astronomiques (fig. 7), ludique et enfantine, avec le jeu des points à relier (fig. 8), ou encore musicale, chaque grain de beauté devenant une note de musique (fig. 9 ). La pièce 30 du dossier, intitulée « La musique dans la peau », témoigne ainsi d’une sorte de synesthésie, la position dans l’espace du grain de beauté permettant de l’associer à une note. Nous avons donc deux conversions des sens successives : la première nous faisait passer de la vue au toucher, des grains de beauté au grain de la peau que le narrateur avait envie de lécher ; la seconde trouve une équivalence de la vue à l’ouïe. Le compte-rendu détaillé de chacune des possibilités offertes par l’exploration de ces neuf grains de beauté est par ailleurs posté sur le site, pièce 29, Grégoire Bouillier justifiant le renvoi au site avec une référence littéraire qui n’est pas anodine : « Parce que j’imagine que tu as beaucoup moins de temps à perdre que moi à l’époque et autant te faire grâce de mon côté Bouvard & Pécuchet se livrant à de forcenées activités pseudo-scientifiques » [71]. En effet, tout comme Bouvard et Pécuchet dans le roman de Flaubert, Grégoire Bouillier a également un héritage à dilapider : celui de M. Et en finir avec M, c’est aussi épuiser son image.

« Entre M et moi, ce ne fut pas une question d’images », revendiquait le narrateur au moment d’en venir au récit de sa rencontre avec la jeune femme. Or nous avons pu voir combien tout Le Dossier M venait démentir cette affirmation initiale, de récit du premier entretien, intercalé entre les récits des deux premiers chocs cinématographiques, au deuil de M, qui passe également par les images, et plus précisément par leur épuisement, cela par le biais de différentes pratiques : consommation excessive d’images pornographiques, conception compulsive de gifs animés, ou encore les centaines de photos prises sur la plage, durant le séjour breton à Plurien qui suit la rupture.

Pour conclure notre réflexion, nous pourrions nous arrêter sur une dernière image, décisive dans le processus de deuil, celle de la vraie photographie de la fausse tombe de M (fig. 10), avec la plaque funéraire commandée par le narrateur et déposée sur une tombe anonyme, « pour en finir avec le cinéma des autres et inventer le [s]ien » [72]. Elle entérine donc une première fin de l’histoire, venant s’opposer à tous les films que le narrateur s’était faits, notamment celui du chapitre précédent, où il marchait sur les traces du héros du Lauréat. Cependant, le film du cimetière ne se passe pas tout à fait comme prévu, car la plaque « éclabousse de fausseté tellement elle jure sur cette tombe décrépite et tout le monde va s’apercevoir que cette plaque n’a rien à faire là. Cela crève les yeux » [73]. Rappelons qu’à la fin du Dossier M, il apparaîtra que M était fausse, au sens où elle était là à la place d’une autre, prise pour une autre. Néanmoins, lorsqu’il dépose la plaque sur la tombe, puis lorsqu’il écrit ce moment, au Livre 2 du Dossier, Grégoire Bouillier ne le sait pas encore : certes, il écrit, déjà, que « la réalité se rappelle à [s]es artifices » [74], mais il ne mesure pas toutes les implications de cette révélation. Si « Le Dossier M n’arrête pas de mettre en doute ce que nous appelons la "réalité" » [75], notamment en donnant à voir combien les livres, les films et la vie fonctionnent ensemble, s’alimentent l’un l’autre, nous pourrions nous demander s’il ne reproduit pas, aussi, ce que fait le cinéma – songeons au mensonge du Lauréat –, mais en exhibant le processus, en le détaillant : nous sommes ainsi au plus près de la prise de conscience, par et dans l’écriture, par et dans l’image, des artifices de la réalité et de la réalité des artifices.

 

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[59] Ibid., p. 105.
[60] P. Drieu la Rochelle, Le Feu follet [1931], Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 148.
[61] « A la fin de L’Education sentimentale, Flaubert se contente de dire que Frédéric connut "d’autres amours" et la "mélancolie des paquebots" et puis c’est tout. Fermez le ban. Circulez, il n’y a rien à voir. Mais quelles autres amours ? Après une histoire d’amour, la vie continue et quelle vie justement ? (…) si je voulais raconter toute l’histoire, l’histoire tout entière, je devais aussi raconter l’après » (A. Coudreuse, « Entretien avec Grégoire Bouillier », art. cit., p. 265).
[62] Ibid., p. 511.
[63] « Je voulais la photographier sous toutes ses coutures (…), afin d’épuiser son image, la lui voler toute » ; Livre 2, pp. 511-512 : « Je voulais pouvoir jouir de son image » (G. BouillierLe Dossier M : Livre 5 – Jaune, Op. cit., p. 430).
[64] Ibid.
[65] « La photo était dans mon téléphone portable et je n’avais qu’un geste à faire pour m’abîmer dans sa contemplation, m’abîmer dans tous les sens du terme, entre joie et souffrance » (Livre 2, p. 513).
[66] Ibid., p. 512.
[67] Ibid.
[68] Ibid.
[69] Livre 1, p. 302.
[70] Livre 2, p. 514.
[71] Ibid., p. 516.
[72] Livre 4 – Noir, Op. cit., p. 89.
[73] Ibid., p. 91.
[74] Ibid.
[75] A. Coudreuse, « Entretien avec Grégoire Bouillier », art. cit., p. 253.