« Entrer dans la sensation du réel » :
la « forte impression » des images dans
Le Dossier M
de Grégoire Bouillier

- Pauline Flepp
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Néanmoins, cette « première première rencontre », placée sous le signe d’un « sixième sens ou peut-être du septième du nom », mérite qu’on s’y attarde : ce « septième sens » nous met en effet sur la piste du septième art, soit un art omniprésent tout au long du Dossier M, qui nous ramène forcément à ces « images » que Bouillier semblait vouloir un peu vite placer hors-jeu. Or cette imprégnation sensible profonde qui influe magiquement sur le cours de sa vie – c’est suite à la « brûlure » ressentie devant la machine à café qu’il décide de quitter S, sa compagne du moment – trouve à s’exprimer par le biais d’une métaphore pas anodine :

 

M entra dans ma vie avant que je la voie (souligné vingt mille fois). (…) De même une plaque argentique met un certain temps à révéler l’image qui l’impressionna au moment de la prise photographique et, dans le bain de la vie, ce temps de la révélation peut prendre des années, des décennies parfois [13].

 

La forte impression d’une image évoquée via la métaphore photographique du tirage argentique ; le « septième sens » par lequel M aurait trouvé le chemin de son être : il y a là, sous la plume de Grégoire Bouillier, comme une sorte de retour du refoulé, qui donne à penser qu’il fut bien, tout de même, un peu question d’images dans son histoire de M.

 

Une rencontre placée sous le signe d’un septième sens et du septième art

 

« PLACE À M ! » [14], s’exclame et proclame le narrateur à la fin de la Partie V du livre 1, après en avoir fini avec S. Or la partie suivante – soit la première partie de M en Majesté, pourrait-on dire – s’ouvre avec une longue digression sur Ali MacGraw : « M comme MacGraw », commence par écrire le narrateur, comme pour justifier le développement fleuve qui va suivre, et où il ne sera plus question de M pendant près de vingt pages. C’est seulement après cette digression qu’il en vient au récit circonstancié de leur seconde première rencontre, lorsque M, stagiaire au journal où il travaille, frappe à son bureau pour se présenter, et y passe toute la fin d’après-midi. Néanmoins, le récit de cet entretien est vite interrompu, le temps d’une prolepse d’une dizaine de pages, Grégoire Bouillier faisant un saut dans le temps pour qu’une parenthèse Dracula réponde à la parenthèse Ali MacGraw (parenthèses au demeurant l’une et l’autre jamais tout à fait refermées) : « Ce n’est que bien plus tard (…) que j’appris que son premier choc cinématographique avait été, deux points ouvrez les guillemets : Dracula. Elle ne connaissait pas le titre du film et elle ne l’avait jamais su ; mais il avait été le film qui lui avait fait découvrir le cinéma » [15]. Cette rencontre est donc bel et bien placée sous le signe d’un septième sens, et du septième art, fût-ce au prix de quelques arrangements avec la chronologie : deux scènes érotiques primitives se font écho, entrecoupant le récit, et elles sont aussi, pour le narrateur comme pour M, une découverte des pouvoirs de l’image cinématographique.

Il y a bien des similitudes entre ce que l’on pourrait considérer comme deux dépucelages cinématographiques. Grégoire Bouillier l’écrit : « Aller au cinéma, c’était comme aller au bordel. C’était aller au bordel. Ce n’était pas une "sortie" mais, au contraire, entrer dans quelque chose, dans un rituel qui mettait tous les sens en éveil » [16]. Quant à M, c’est « comme si elle était entrée dans l’image ou que Dracula était sorti du film pour… pour… » [17]. Au « séminal ébranlement » [18] reconnu par le narrateur « à la vision d’Ali MacGraw » fait écho la « violente émotion » [19] qui saisit la petite M quand Dracula renifle et hume Mina ; puis la « décharge électrique » qui la traverse, « dans son corps » et « dans son cerveau » [20], au moment de la morsure. Cet éveil de tous les sens donne bien à voir la puissance magique du cinéma, magie qui permet d’ailleurs au jeune garçon de disposer, pour la première fois, d’un sens dont il a pourtant toujours été privé. En effet, Grégoire Bouillier souligne à plusieurs reprises, dans Le Dossier M, son absence totale d’odorat, or on peut lire, dans le récit de sa « première séance » : « le gamin de douze ans que j’étais ne vit qu’elle. Ne respira qu’elle, ne huma qu’elle. Ne but qu’elle des yeux » [21].

Cependant, cette révélation du pouvoir démesuré des images de cinéma est ambivalente. Certes, le jeune Bouillier recouvre magiquement l’odorat, mais le voici cruellement privé d’un autre sens, celui du toucher :

 

Et non seulement, mes mains voulaient se tendre vers Ali et ne rencontraient que le vide, mais maintenant que le cinéma avait allumé un grand feu en moi, comment l’éteindre ? Comment reprendre le cours de mon existence avec, désormais tatoué sur la rétine, le poster d’Ali MacGraw me souriant, ôtant son chemisier, prenant une douche, entrouvrant les lèvres, passant une main langoureuse dans ses cheveux, embrassant Steve, s’offrant à lui – et moi alors ? [22]

 

Le jeune garçon est ainsi confronté à la frustration occasionnée par une image trompe-l’œil, qui l’aimante puis l’exclut. L’interrogation finale (« et moi alors ? ») ne fait qu’expliciter cette exclusion, qui trouvait déjà à se jouer, non sans humour, dans l’accumulation de participes présents : « Ali MacGraw me souriant, ôtant son chemisier, prenant une douche, entrouvrant les lèvres, passant une main langoureuse dans ses cheveux »… mais « embrassant Steve » ! Si les premiers participes donnent à voir tous les préliminaires à l’amour, la chute, avec le changement soudain de complément d’objet direct, laisse pour ainsi dire le gamin de douze ans sur le carreau de la douche ; d’où cette impression amère d’un bouleversement en pure perte, d’un « tumulte pour du beurre » [23], comme l’écrit le narrateur. A cet égard, il n’est pas anodin qu’il évoque, au Livre 2 du Dossier M, lors d’un long développement sur son obsession pour la conception de gif, précisément cette scène de la douche, déclarant qu’elle constitue son gif préféré. En l’occurrence, le gif lui permet d’« enfermer » Ali dans une boucle temporelle, et dans sa cabine de douche, puisqu’elle en sort toute nue et y retourne fissa ad vitam aeternam, sans qu’il ne soit plus question de passer de sa douche aux bras de Steve McQueen.

Notons que l’expérience, qui pouvait sembler moins déceptive pour M, l’est aussi, dans une certaine mesure, pour cette dernière, ainsi que le suggère la comparaison de son premier choc cinématographique avec un « premier shoot splendide » [24], dont on ne retrouve jamais l’intensité, comparaison que Grégoire Bouillier tient, dans l’édition revue et augmentée, à placer dans la bouche de M, en précisant en incidente : « ce furent ses mots » [25]. Cependant, M est tout de même parvenue, plus que le narrateur, à « incarner les images » au sens littéral du terme. Le sens du toucher n’est en effet pas exclu du bouleversement qui se produit en elle, et cela grâce à sa capacité à devenir par procuration non seulement Mina, mais aussi Dracula.

 

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[13] Ibid., p. 127.
[14] Livre 1, p. 271.
[15] Ibid., p. 305.
[16] Ibid., p. 285.
[17] Ibid., pp. 307-309.
[18] « Jamais le gamin de douze ans que j’étais n’eût ressenti le splendide et, chuchotons-le, séminal ébranlement qui le saisit à la vision d’Ali MacGraw si The Getaway n’avait été le premier film "pour adultes" que j’allai voir au cinéma » (Ibid., p. 285).
[19] « Et c’était si doux à l’écran, si intense, que M m’avait dit avoir été saisie d’une violente émotion à ce moment-là » (Ibid., p. 309).
[20] « Comme une décharge électrice. Dans son corps. Dans son cerveau » (Ibid., p. 310).
[21] Ibid., p. 284.
[22] Ibid., p. 289.
[23] Ibid.
[24] Ibid., p. 306.
[25] G. Bouillier, Le Dossier M, Livre 2 – Bleu, Op. cit., p. 95.