« Entrer dans la sensation du réel » :
la « forte impression » des images dans
Le Dossier M
de Grégoire Bouillier

- Pauline Flepp
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Fig. 1. M. Nichols, The Graduate, 1967

Fig. 2. G. Bouillier, Le Dossier M, Livre 4,
– Noir
, 2020

L’épisode le plus frappant est celui du mariage de M, revisité, rêvé, vécu par procuration (puisque, bien sûr, le narrateur n’y assiste pas), incarné, donc, à travers le célèbre final du film Le Lauréat, qui voit Benjamin arracher Elaine à la cérémonie, alors qu’elle vient de prêter serment à son futur mari. Nous partirons des analyses de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, et notamment du concept de « cinévision », qu’ils développent dans leur livre L’Ecran global. Dans ce livre, Gilles Lipovestky et Jean Serroy prennent acte du fait que nous sommes passés du monde de l’écran-spectacle à celui de l’écran-communication et désormais au tout-écran. Dans Le Dossier M, les écrans et les images sont de tout ordre, présents dans tous les lieux et à tout moment : télévision, ordinateur, GPS, téléphone portable, webcam, films, publicités, clips, gif, jeux vidéo. Nous sommes au cœur de ce que Gilles Lipovestky et Jean Serroy appellent « l’écranosphère », nos rapports avec le monde étant de plus en plus médiatisés par une multitude d’interfaces. Cependant, dans ce monde, le cinéma continuerait d’exercer un pouvoir de fascination sans précédent : certes, comme médium en tant que tel, il pourrait être concurrencé par le téléphone portable ou internet, mais plus encore que ces nouveaux mediums, il façonnerait une vision du monde :

 

Si le cinéma remplit une fonction narrative-expressive onirique majeure, cette dimension n’est cependant pas unique. Il est une autre fonction, insuffisamment mise en relief et pourtant cruciale, qui ouvre une tout autre perspective : le cinéma est ce qui construit une perception du monde. Non pas seulement selon le rôle classique que l’on accorde à l’art, dont la fonction esthétique est en effet de faire voir, à travers l’œuvre, ce que l’on ne voit pas d’emblée de la réalité. Mais, plus radicalement, en produisant la réalité [47].

 

Le septième apparaît ainsi comme une véritable magie technologique de l’imaginaire, une lunette qui forme, déforme et transforme. Et de même que la publicité vend des concepts en même temps que les produits, le cinéma vend des perceptions du monde en même temps que ses images, qui impactent notre rapport à la réalité. C’est cela que les auteurs de L’Ecran global appellent la « cinévision » : le cinéma donne l’illusion de produire de la réalité, de sorte que notre monde serait devenu un mixte de réel et d’image-cinéma, « un réel hors cinéma passé au moule de l’imaginaire-cinéma » [48].

Or dans Le Dossier M, cette cinévision contamine très clairement la narration, elle se fait le pivot d’une multilinéarité narrative où ce qui s’est passé dans un film, et ce qui aurait pu se passer dans « la vie, la vraie » – pour reprendre le slogan d’une des nombreuses publicités commentées par Grégoire Bouillier – vient doubler le « réel ». La confusion est poussée à son paroxysme, dans la scène du mariage de M. Le long développement halluciné dans lequel le narrateur, marchant sur les traces du héros du Lauréat, file à Santa Barbara retrouver l’église du film, commence comme suit : « Je m’appelle Ben. C’est le nom que je me donne maintenant. Là, tout de suite, le plus sérieusement du monde » [49]. Et quelques pages plus loin : « Je disais donc : je m’appelle Ben et je file présentement plein nord au volant d’une Buick Shylark bleu métallisé immatriculée en Californie » [50]. Nous ne rentrerons pas dans le détail de ce passage, passionnant à étudier pour montrer la fusion entre réalité et fiction, et la façon dont cette fusion s’opère narrativement, mais qui nous éloignerait de la question de l’hapticité des rapports icono-poétiques. Arrêtons-nous seulement sur son dénouement : car après avoir été aussi loin que possible dans la remotivation de l’expression « se faire un film », après avoir foncé dans le décor et être tombé « tête baissée » dans le panneau – et rappelons que le décor comme le panneau du Lauréat sont faux (figs. 1 et 2) – Bouillier écrit, dans l’édition revue et augmentée de 2020 : « J’avais assez donné dans le cinéma. Assez donné dans la farce. Assez que des images s’interposent tout le temps entre moi et la réalité (souligné dix mille fois) » [51].

Notons tout d’abord que ces précisions, récurrentes dans Le Dossier M (« souligné dix mille fois », « vingt mille fois », « raturé en long et en large », etc.), rendent possible une perception haptique de l’écriture : certes, nous lisons un livre imprimé, mais nous ressentons la violence du surlignement, nous la touchons des yeux ; pour reprendre une expression souvent employée par Grégoire Bouillier, on pourrait même dire qu’elle nous crève les yeux, comme si l’on était confronté à un manuscrit autographe, où la main de l’auteur aurait hargneusement souligné une phrase, jusqu’à ce que son stylo troue le papier.

Par ailleurs, si Le Dossier M raconte bien une histoire d’amour, il nous donne également à voir le parcours d’une victime des images, qui entend en finir avec ces dernières. De même que le héros de la nouvelle de Zola « Une victime de la réclame » prend les journaux et les affiches pour « code de sa vie » et « souverains guides », le narrateur du Dossier M tend à « monter » sa vie pour la faire coller, au plus près, à la réalité des films. Or tout s’effondre quand il se rend compte que les films sont littéralement bâtis sur du faux, que ce qu’ils donnent pour vrai ne l’est pas, jusque dans les détails les plus insignifiants – ainsi, dans Le Lauréat, de l’emplacement d’un panneau ou de l’escalier de secours de l’église. Dès lors, il va lui falloir se libérer des images et de leur pouvoir.

 

Epuiser les images pour s’en libérer ?

 

« ASSEZ D’IMAGES » [52] déclare le narrateur au seuil de la douzième partie du Dossier M, cette phrase mettant un point final au film qu’il s’était joué. Mais comment en finir avec les images ? Ne serait-ce pas, précisément, en les épuisant ? Il s’agirait donc, pour Bouillier, de se libérer et de M, de son histoire de M, et du pouvoir des images, en adoptant cette même logique d’épuisement qui marque toute l’œuvre [53].

Nous avons déjà évoqué l’obsession du narrateur pour la conception de gifs animés, à partir de séquences de films. Or cette pratique lui permet en quelque sorte de briser une boucle temporelle en en créant une nouvelle, de reprendre la main. Ce n’est plus le cinéma qui lui « enfonce dans le crâne des images carrément gigantesques » [54] dont il ne parvient pas à se libérer, ce n’est plus l’écran-« forceps » [55] qui fait du narrateur ce qu’il veut, ce qu’il voit. Au contraire, c’est désormais Grégoire Bouillier qui fait ce qu’il veut des images, qui leur impose son tempo, sa volonté, les pliant aux normes ou aux caprices de ses désirs : Ali éternellement nue renvoyée à sa douche ; Ingrid Bergman, rayonnante de bonheur, ne cessant de répéter dans un souffle « Vous m’aimez, oh vous m’aimez » [56] ; Faye Dunaway « entrouvr[ant] les lèvres avec une infinie lenteur qui se répète infiniment » [57]. Avec la description de cette scène, éternellement rejouée, on glisse bien magiquement de la vue au toucher :

 

Voilà que Faye Dunaway entrouvre les lèvres avec une infinie lenteur qui se répète infiniment. Dès que ses lèvres se referment, elles s’entrouvrent de nouveau, sa langue glisse sur ses lèvres et voilà que Faye Dunaway entrouvre les lèvres avec une infinie lenteur qui se répète infiniment. Dès que ses lèvres se referment, elles s’entrouvrent de nouveau, sa langue glisse sur ses lèvres et voilà que Faye Dunaway entrouvre les lèvres avec une infinie lenteur qui se répète infiniment. Dès que ses lèvres se referment, elles s’entrouvrent de nouveau, sa langue glisse sur ses lèvres et voilà que Faye Dunaway entrouvre les lèvres avec une infinie lenteur qui se répète infiniment [58].

 

Les répétitions auxquelles Grégoire Bouillier a recours, en adéquation avec la nature même du gif, ainsi que les présentatifs (« voilà que »), contribuent à créer une sorte de performativité de la description, qui nous fait « entrer dans la boucle », voire dans la bouche, de Faye Dunaway.

 

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[47] G. Lipovestky et J. Serroy, L’Ecran global, Op. cit., p. 337.
[48] Ibid.
[49] Livre 2, p. 31.
[50] Ibid. p. 34.
[51] G. Bouillier, Le Dossier M, Livre 4 – Noir, Op. cit., p. 81.
[52] Livre 2, p. 59.
[53] Nous renvoyons à nouveau, sur ce point, à l’article de Corentin Lahouste, qui se penche sur l’esthétique de la prolifération à l’œuvre dans Le Dossier M, qui participe de cette logique. (C. Lahouste, « Esthétique de la prolifération, poétique de la dérive et éloge de l’évasement », art. cit).
[54] Livre 1, p. 287.
[55] « Je devenais ce que l’écran voulait que je devienne, c’était comme un forceps » (Ibid.).
[56] Livre 2, p. 225.
[57] Ibid., p. 226.
[58] Ibid., p. 386.