Écrire l’instant,
défi littéraire des Salons de Diderot

- Elise Pavy
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Image picturale et tableau de la pensée

 

Le principe de liaison des mots et des idées

 

       La question des rapports entre l’immédiateté de l’image et la linéarité du discours, particulièrement aiguë dans les Salons, n’en finit pas d’interroger en réalité tout le XVIIIe siècle ; elle est même au centre de ses conceptions esthétiques, philosophiques et grammaticales. Car à la question « comment mettre l’image en mots ? » se superpose une interrogation concernant la manière de faire de la pensée et de l’âme des matières textuelles. Rhétoriciens, grammairiens et philosophes mettent en lumière le décalage existant entre l’ordre successif des mots dans le texte et dans le discours et le caractère simultané des images et des idées qui parviennent à l’esprit. Ils utilisent très souvent la métaphore du tableau pour désigner la pensée : les idées et les images qui nous traversent sont comme projetées sur la toile de notre intellect. L’image du tableau permet de visualiser le processus dans sa globalité : l’esprit fédère et agglomère un ensemble de données qui parviennent des sens et des émotions. Analyser notre pensée revient alors à exercer le point de vue omniscient du critique d’art qui, d’un simple coup d’œil avisé, comprend les rouages et la mécanique sémantique de la composition picturale. Pour résorber l’écart entre la consécution de la phrase et l’esprit synchrone qui la dicte, Condillac et Lamy soulignent la nécessité de lier les mots entre eux. Théoriciens de l’art d’écrire et de parler, ils envisagent la pensée comme un tableau des idées qui nous traversent. Or cette représentation est délicate à composer puisqu’elle rassemble des éléments toujours divers :

 

Tout d’un coup [l’esprit] envisage plusieurs choses, dont il serait par conséquent difficile de déterminer la place, le rang que chacune tient, puisqu’il les embrasse toutes, et les voit d’un seul regard. Ce qui est donc essentiel pour ranger les termes d’un discours, c’est qu’ils soient liés de manière qu’ils ramassent et expriment tout d’un coup la pensée que nous voulons signifier. (...) Je l’ai dit, il ne faut pas s’imaginer que l’esprit forme ses pensées avec tant de lenteur, que les choses auxquelles il pense ne se présentent à lui que successivement. D’une seule vue il voit plusieurs choses [36].

 

       Pour Lamy, l’esprit est un tableau qui recueille plusieurs images simultanément. L’exigence contenue dans chaque discours provient de la difficulté à « ramasser » l’expression pour qu’elle puisse reproduire la densité du tableau de l’esprit. Le défi esthétique de Diderot est donc doublement problématique : l’œuvre picturale réelle que contemple le salonnier engendre un tableau imaginaire (celui de l’esprit) qu’il faudra retranscrire en texte. C’est ainsi le tableau d’un tableau que Diderot cherche à reproduire dans sa critique d’art. La difficulté à traduire la peinture en littérature se précise, dans la mesure où le texte lui-même convoque ses propres représentations mentales. Le philosophe, censé renouer avec l’état d’enfance, décompose la phrase pour tenter de retrouver l’image derrière chaque mot. Condillac retient le principe de liaison comme « antidote » à la linéarité et à la successivité de l’écrit, mais il souligne le divorce qui menace d’éclore entre l’esprit et la lettre, entre la pensée et sa transcription syntaxique :

 

       Dans un cas, toutes les idées se présentent à la fois à l’esprit ; dans l’autre, elles doivent se montrer successivement. Pour bien écrire, ce n’est donc pas assez de bien concevoir : il faut encore apprendre l’ordre dans lequel vous devez communiquer l’une après l’autre des idées que vous apercevez ensemble, il faut savoir analyser votre pensée [37].

 

       Le tableau d’ensemble, forgé par l’esprit, se heurte à sa dislocation opérée par la phrase. L’ordre des mots doit dès lors répondre à l’ordre des idées et épouser leur apparition. Condillac et Lamy préconisent un principe de liaison dominant où l’ordre des mots dans la phrase ne correspond plus à un ordre canonique mais à un ordre naturel, qui privilégie par exemple les inversions. Il appartient à Diderot de trouver une autre solution et d’adapter la phrase aux mouvances de la pensée. Si la communication et le texte exigent la décomposition d’états représentés comme simultanés dans l’image, ainsi que leur transposition en un ordre linéaire, il n’en résulte pas seulement un affaiblissement de la pensée, mais l’impression illusoire d’une suite dans les idées des hommes. Or penser, c’est avoir plusieurs idées présentes concomitamment à l’esprit et, pour Diderot, renoncer constamment à les hiérarchiser.

 

Diderot : la critique d’art et l’« esprit poétique »

 

       Comme nous l’avons vu, la critique d’art de Diderot propose deux approches différentes de la description du tableau : une « méthode scientifique », celle qui « déroule » l’image et analyse la composition de la toile, et une « méthode poétique » [38], celle qui « condense » la phrase et tente d’en reproduire les impressions plus ou moins fugitives. Chaque compte rendu s’organise presque à la manière d’un diptyque car le salonnier examine tout d’abord « la partie technique » de la toile avant d’en examiner la « partie idéale ». Les Salons ressemblent à « une contemplation “en acte” » [39] puisque les descriptions se structurent elles aussi selon les deux composantes majeures de l’œuvre d’art pour Diderot. La pensée esthétique de Diderot se réalise donc dans l’acte d’écriture : dire, c’est non seulement faire le tableau, donner l’illusion de sa présence, mais aussi en créer un nouveau, fondé sur les mêmes catégories du faire pictural, mais provenant de l’esprit du salonnier et destiné à l’imaginaire du lecteur. La critique d’art se voit donc confrontée à la nécessité d’employer un langage qui suscite sa propre image, à savoir le langage poétique :

 

       C’est lui [l’esprit ou langage poétique] qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la fois ; que dans le même temps que l’entendement les saisit, l’âme en est émue, l’imagination les voit, et l’oreille les entend ; et que le discours n’est plus seulement un enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais que c’est encore un tissu d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui la peignent [40].

 

       Les Salons sont gouvernés par cette même logique « poétique » de fidélité à la nature : être critique d’art, pour Diderot, c’est tout à la fois voir, juger, ressentir, désirer, et recréer. Il y a donc une jonction particulière entre le problème du langage - qui est passage d’une pensée ininterrompue à une langue continue - et celui de la critique des Beaux-Arts. Le texte n’est plus là pour décrire le tableau réel, mais bien pour s’adresser à l’imagination du lecteur et faire naître un tableau imaginaire, c’est-à-dire, en détournant les termes de René Démoris, « un lisible invisible, en quelque sorte. » [41].

 

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[36] B. Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler [1675], Paris, Honoré Champion, 1998, pp. 158-159.
[37] E. B. de Condillac, L’Art d’écrire, suivi d’une dissertation sur l’harmonie du style (Première publication en 1775), Orléans, Editions Le Pli, 2002, p. 60.
[38] Voir E.-M. Bukdahl, Diderot critique d’art, Copenhague, Rosenkilde et Bagger, 1980, vol. I, pp. 301-305.
[39] C. Vogel, Diderot : l’esthétique des Salons, Berne, Peter Lang, 1993, p. 116.
[40] D. Diderot, Lettre sur les sourds et muets - A l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, op. cit., p. 34.
[41] R. Démoris, « Du texte au tableau : les avatars du lisible », dans Lisible/visible : problématiques, Semaine Texte/Image, Poitiers 27 janvier-1 er février 1992, textes réunis et présentés par P. Mourier-Casile et D. Moncond’huy, dans La Licorne, Poitiers, UFR Langue/Littérature, n° 23, 1992, p. 68.