Écrire l’instant,
défi littéraire des Salons de Diderot

- Elise Pavy
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Fig. 5. Joseph Marie Vien, l’Aîné,
César face à Alexandre,
huile sur toile, 2,98 m ; 5,85 m,
Salon de 1767, n° 16, Varsovie, Château royal.


Fig. 6. Joseph Vernet, Marine

       Lorsqu’il rencontre l’esquisse ou le détail, le sujet descripteur ne parvient plus à « dérouler » et dissocier les éléments de l’œuvre peinte. Face à une réalité composite, qui est celle des ruines (Hubert Robert) ou celle des choses (Chardin), le salonnier, tantôt consentant, tantôt résigné, s’astreint à retranscrire l’immédiateté de l’esquisse et sa spontanéité comme indéterminée. Grâce à la parataxe asyndétique ou syndétique, la phrase de Diderot, potentiellement sujette aux ajouts, paraît inachevée. Elle ressemble dès lors à l’esquisse du peintre, sans cesse susceptible d’être peaufinée, améliorée, et retouchée. La juxtaposition permet à Diderot d’imiter le mouvement d’une « genèse continuée » : « pour l’écrivain, comme pour l’artiste, l’œuvre créée apparaît comme le mouvement d’un processus en devenir » [28].
       Pourtant Diderot s’amuse à la fois à créer et à rompre l’illusion suscitée par la juxtaposition. Alors que de nombreux passages cherchent à rapprocher le texte de l’image, la phrase de l’esquisse, le salonnier, dans le compte rendu sur Vernet, met en abyme l’incapacité du texte à créer un tableau de mots. Voici en quels termes Diderot semble offrir un démenti à son propre procédé :

 

       Croyez-vous avoir entendu autre chose que des mots ? - Assurément. - Eh bien, vous vous trompez. Vous n’avez entendu que des mots, et rien que des mots. Il n’y a dans un discours que des expressions abstraites qui désignent des idées, des vues plus ou moins générales de l’esprit, et des expressions représentatives qui désignent des êtres physiques. Quoi, tandis que je parlais, vous vous occupiez de l’énumération des idées comprises sous les mots abstraits ; votre imagination travaillait à se peindre la suite des images enchaînées dans mon discours. Vous n’y pensez pas, cher abbé. J’aurais été à la fin de mon oraison que vous en seriez encore au premier mot, à la fin de ma description que vous n’eussiez pas esquissé la première figure de mon tableau [29].

 

       Diderot refuse ici l’association immédiate entre le mot et l’image. Mais pourquoi un tel déni ? Le philosophe fournit une explication à la fois cognitive et sensualiste à cet écart entre le mot et l’image : alors que l’enfant associe chaque son (le signifiant du mot) à une idée ou image (son signifié), puis à une « sensation » (au sens d’« aversion, haine, plaisir, désir » [30] pour le salonnier), l’adulte effectue un « raccourci » qui le conduit directement du son à la sensation, c’est-à-dire du signifiant au sentiment. Diderot choisit donc la juxtaposition et la parataxe pour raviver l’immédiateté de la connexion entre le mot et l’image, même si le doute subsiste quant à la possibilité même de retrouver cette communication idéale.

 

Condensation et tentation de la nominalisation

 

       Pour capturer la densité de l’image, Diderot cherche alors le moyen de faire revivre ce lien initial entre mot et image. Puisque ce sont les substantifs qui permettent d’associer directement les mots et leur image, le salonnier explore les potentialités expressives de leur utilisation « systématisée ». La phrase reste tributaire des mêmes objectifs que l’image : toute superfluité est donc vivement condamnée. Pour atteindre une expressivité maximale, Diderot tronque volontairement sa phrase et élague les éléments qui entravent son « immédiateté ». L’enjeu est posé : la phrase esquissée sera nominale ou ne sera pas, afin de mieux contenir cette tension originelle entre le mot et l’image. Les passages qui suivent, extraits des comptes rendus consacrés à Vien (fig. 5), Vernet (fig. 6) et Hubert Robert (voir à nouveau figs. 3 et 4) témoignent de ce que l’on pourrait nommer une « tentation de la nominalisation » :

 

Sur le fond, derrière ces deux figures, quelques soldats. Plus encore vers la droite, dans le lointain, autres soldats à terre, vus par le dos ; avec un vaisseau en rade, et voiles déployées (Vien) [31].

Dans le lointain, sur les eaux, un vaisseau à la voile ; fort au-delà, des montagnes vaporeuses et très éloignées (Vernet) [32].

A gauche colonnade avec une arcade qui éclaire le fond obscur et voûté de la ruine. Au-delà de l’arcade, grand escalier dégradé ; sur cet escalier et autour de la colonnade, petits groupes de figures qui vont et viennent (Hubert Robert) [33].

 

       L’absence de verbe principal dans ces phrases donne l’illusion d’une immédiateté et d’une spontanéité de l’écriture. L’absence d’actualisation, c’est-à-dire la suppression de déterminant ou d’article devant un substantif (« colonnade » « grand escalier » « petits groupes »), permet de placer les mots librement dans la phrase, comme s’ils étaient des objets inanimés, des signifiants purs. La phrase semble alors épouser les lignes du tableau. La description en anadiplose (« avec une arcade/au-delà de l’arcade » « grand escalier dégradé/sur cet escalier ») crée l’impression que l’œil rebondit sur le détail et que la phrase suit le mouvement du tracé du pinceau. Les mots sont donc utilisés ici comme des images, ou plutôt comme des lignes du dessin, comme des touches de couleur, parsemées à première vue de manière aléatoire pour former en réalité une image parfaitement réussie dans sa visibilité comme dans sa lisibilité.
       « En littérature comme en peinture ce n’est pas une petite affaire que de savoir conserver son esquisse » [34]. Cette remarque de Diderot nous permet de mesurer, s’il en était besoin, l’importance de la phrase esquissée. Confronté à l’indéniable successivité du texte littéraire et à la constante linéarité de la phrase, le salonnier explore tous les moyens syntaxiques aptes à retranscrire la simultanéité et la densité du tableau. Il tente de renouveler les liens tissés à l’origine entre le mot, l’image à laquelle il est associé dans notre mémoire ou notre entendement et la sensation qu’il éveille. Parataxe et juxtaposition, et plus encore nominalisation de la phrase, sont les manifestations syntaxiques de l’invention d’un style pictural, où le texte devient simulacre de l’image. L’exploitation de procédés stylistiques, comparables sur le plan littéraire à ceux du peintre, permet la transposition du langage plastique en langage écrit, et l’équivalence entre les deux langages s’établit grâce à « l’énergie » [35], notion centrale chez Diderot. Le pouvoir de suggestion des mots et l’image mémorielle dissimulée derrière chaque signifiant sont convoqués par Diderot. Au-delà de la critique d’art, au-delà même de l’univers pictural, c’est donc le monde de l’entendement et de la pensée que Diderot cherche à appréhender.

 

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[28] A. Herschberg Pierrot, Le Style en mouvement - Littérature et art, Paris, Belin, « Belin Sup Lettres », 2005, p. 36.
[29] D. Diderot, Salon III. Ruines et paysages. Salon de 1767, op. cit., p. 217.
[30] Ibid., p. 218.
[31] Ibid., p. 113.
[32] Ibid., p. 189.
[33] Ibid., pp. 362-363.
[34] D. Diderot, Salon III. Ruines et paysages. Salon de 1767, op. cit., p. 387.
[35] Sur cette notion d’« énergie », voir J. C houillet, Diderot, poète de l’énergie, Paris, PUF, « Écrivains », 1984 et M. Delon, L’Idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Paris, PUF, 1988 (chapitre consacré à Diderot).