C’est que la ligne, le dessin, possèdent une force écrasante, dit Gérard Titus-Carmel. Décisive, la ligne, une fois tracée, existe inexorablement ; on ne la fera plus disparaître. La mine du crayon a définitivement déposé son empreinte minérale dans le papier, elle en a creusé la surface lisse et immaculée. Même après de multiples passages avec la gomme, la ligne est là, toujours visible en creux dans la feuille et présente inexorablement dans l’esprit du dessinateur. Le dessin est un travail mental, ascétique, intransigeant, qui demande une rigueur et une discipline infatigables. C’est d’abord cette exigence qui a charmé Gérard Titus-Carmel, ce processus de la ligne qui trace et grave dans le papier et qui revient – dit-il – à « creuser sa tombe et la combler », creuser le papier et le remplir de poudre minérale. Ce qui émerge en fin de compte n’est pas véritablement l’enchevêtrement de courbes obscures qu’on croit devoir regarder, mais plutôt le « dessin renversé » du blanc, du vide, qui apparaît entre les lignes et fait la matière du dessin. La ligne met en évidence l’antithèse du plein et du vide, fait surgir des équilibres et des déséquilibres.

La découverte de la couleur fut, selon Gérard Titus-Carmel, la découverte d’un nouveau plaisir. Face à la contrition du dessin : l’exaltation, l’emportement de la couleur, qui offre la possibilité de faire et de refaire incessamment. Une couleur serait-elle ratée ou impropre, il suffit d’attendre que la peinture sèche pour recouvrir. Gérard Titus-Carmel note qu’une mécanique désirante se met alors en place : le peintre se trouve malgré lui emporté par l’envie d’améliorer, d’ajouter, et surtout de ne jamais finir (idée qui resurgira en conclusion de la rencontre). Cette dichotomie de la ligne et de la couleur se répercute dans le travail en atelier. Le dessinateur Titus-Carmel travaille assis à son bureau, courbé sur la surface « mentale » du papier ; le peintre Titus-Carmel travaille debout, sur l’« espace élargi » de la toile qui appelle un vagabondage, une déambulation du pinceau dans des paysages, des scènes. Ce sont donc, non seulement, deux pratiques artistiques différentes, mais aussi deux artistes, deux « corps au travail » différents qu’il faut tâcher d’incarner.

A ce titre, Gérard Titus-Carmel a tenu à insister sur la dimension corporelle que revêt, à ses yeux, la création artistique. L’activité picturale réside avant tout dans le geste de l’artiste. C’est ainsi que naissent les agencements de formes et de couleurs que l’exposition donne à voir. L’objet représenté est le résultat d’un geste, d’un corps en mouvement. Ce geste peut être précis, intentionnel, ou inconscient. C’est ainsi qu’à la question de Jérôme Thélot sur la place symbolique et spirituelle du Christ de la Suite Grünewald dans son œuvre, Gérard Titus-Carmel répond avec légèreté qu’elle est à peu près la même que celle des fougères et branchages enrubannés de la Suite italienne. La Suite Grünewald se donne précisément comme la mise en lumière du geste répétitif et obsessionnel qui s’autoperpétue : un geste premier fait advenir un geste second, puis la somme de ces deux premiers gestes en fait advenir un troisième. Et ainsi de suite. L’objet – Christ ou fougère – n’a pas, pour Titus-Carmel, de valeur symbolique, réelle ou supposée ; il est l’accident d’un geste qui trouve son origine en lui-même et s’affirme, s’autonomise, dans sa répétition. D’où le plaisir de re-présenter, encore et encore, jusqu’à épuisement du modèle dans la représentation. D’abord, les cinquante-neuf bananes en plastique de La Grande Bananeraie culturelle – qui, malgré leur ressemblance, ne parviennent pas à effacer l’existence de la soixantième, bien réelle – puis les 127 versions du Pocket Size Tlingit Coffin, avant les 159 dessins de la Suite Grünewald. Le « harcèlement du dessin » se poursuit jusqu’à « pulvériser » le modèle.

On ne saurait cependant explorer de façon cohérente l’œuvre de Gérard Titus-Carmel sans évoquer l’autre geste qui le caractérise, celui de l’écriture. Pour l’artiste, ce geste de l’écriture manifeste précisément la relation de « voisinage » et de « complémentarité » qui unit le texte et les images. Nuls mots ne seraient mieux choisis, à ses yeux, que ceux de Valéry, dans Variété : « Si donc on m’interroge, si l’on s’inquiète (comme il arrive, et parfois assez vivement) de ce que j’ai voulu dire […], je réponds que je n’ai pas voulu dire mais voulu faire et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit. » L’exposition fait donc aussi une place au dessin de l’écriture, et laisse voir aux visiteurs le travail d’une autre main : Titus-Carmel poète. Sous deux vitrines, on découvre donc quelques pages manuscrites, remplies presque entièrement, sans marges, d’une écriture fine et précise, de mots et de lettres serrés, de paragraphes réguliers. « Voisinage » et « complémentarité » : le travail poétique fait un contraste net avec les courbes déliées et spacieuses des encres et du fusain. Mais le dessin n’est jamais loin et, toujours, il vient se glisser dans les espaces libres, voire se laisse partiellement recouvrir par les mots.

Gérard Titus-Carmel rejette fermement le terme d’« illustration ». Illustrer reviendrait selon lui à s’arroger la fonction d’expliquer l’œuvre, d’arbitrer les choix de l’écrivain. Ce serait accuser l’œuvre poétique d’un manque, d’un vide. Ce serait aussi supposer une légitimité de la vision de l’artiste à épuiser le texte. Plutôt qu’illustrer, Gérard Titus-Carmel préfère envisager de l’« accompagner », insistant au passage sur la morphologie du verbe, qui suggère la compagnie, la connivence du texte et de l’image. Il cite notamment le travail de Sonia Delaunay sur La Prose du Transsibérien et de la petite Jehane de France de Blaise Cendrars, comme l’exemple du parfait « accompagnement » du texte poétique par la peinture. Autre exemple fondamental dans cette approche de l’« accompagnement » du texte par l’image : Le Chant des Morts de Pierre Reverdy, accompagné des dessins de Picasso, livre dans lequel on voit, selon Titus-Carmel, le retrait sage du peintre, presque méconnaissable dans ces dessins qui miment une typographie colorée (des virgules, des accolades, des parenthèses, des culs-de-lampe stylisés) dont la fonction est proprement d’encadrer, de souligner, de mettre en valeur le texte. L’image se constitue comme un écrin pour le texte.

Gérard Titus-Carmel convient que son rôle dans l’élaboration des livres a varié au fil des expériences : son travail a pu concerner ses propres textes, des textes d’amis ou d’écrivains qu’il connaissait peu, il a pu être le fruit d’une demande du poète ou bien d’une commande d’un éditeur, il a pu intervenir avant, pendant ou après l’écriture. Chaque posture apporte un lot de variables qui influent sur le geste de l’artiste, certaines font éclore des considérations esthétiques auxquelles il ne se serait pas adonné si le texte n’avait pas imposé une manière de lire et demandé un « accompagnement » singulier. Ce fut le cas – dit-il – dans ses explorations esthétiques des textes de Jacques Dupin ou de Pascal Quignard : on lit, on découvre, et soudain c’est le « déclic du texte ». Quelque chose apparaît qui était déjà là et qui demande à prendre corps vis-à-vis du texte poétique. Les mots deviennent le moteur du geste.

Cette conception du travail de l’artiste, qui permet la réverbération d’une pratique dans l’autre, du dessin dans l’écriture, du texte dans l’image, est précieuse pour Gérard Titus-Carmel. C’est elle qui nourrit la création artistique et qui repousse, à ses yeux, la limite de n’être qu’un « peintre-qui-écrit » ou un « poète-qui-peint ». La problématique de la limite du travail de Gérard Titus-Carmel est d’ailleurs le sujet de la dernière question de Jérôme Thélot, posée non sans une pointe d’esprit. Selon ce dernier, pour comprendre ce qu’un artiste tente de faire, il faut chercher à comprendre quels « dangers » le guettent : l’œuvre grandiose court le risque d’être écrasante et boursouflée, l’œuvre intime et discrète court le risque de manquer de souffle ou de se perdre dans l’égotisme. A la question de Jérôme Thélot :

« Et vous, quels dangers vous guettent ? 

La réponse de Gérard Titus-Carmel :

« Finir. »

 

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