Comme dans Emaré,  mais de manière plus directe et plus décisive, les dispositifs optiques  déployés dans le Conte du Franklin mettent au jour le phénomène de  captation qu’exercent les lais bretons sur ceux qui les reçoivent. Comme dans Emaré toujours, mais là encore de manière beaucoup plus nette, la dénonciation  classique de l’image comme enchantement diabolique est présente dans le récit.  Elle est à la fois énoncée par le frère d’Aurélius, le « clerc  breton », qui désigne l’art de son compère, le « clerc d’Orléans »,  comme une « illusion » [illusion] dont « la Sainte  Eglise » nous « met à l’abri » (v. 1133-1134), et par le  narrateur délégué, le Franklin, qui l’assimile aux « mauvais sorts  pratiqués autrefois par les païens » [« swiche illusions and swiche  meschaunces / As hethen folk used in thilke days »] (v. 1292-1293),  et à une « maudite superstition » [superstitious cursednesse]  (v. 1271-1272).
   Pour autant, c’est  beaucoup moins le danger des images de fiction en elles-mêmes que celui qui  consiste à les prendre pour argent comptant qui fait ici l’objet d’une mise en  garde. En d’autres termes, c’est la réception du spectateur / du lecteur plus  que le rôle de l’auteur / du clerc que le récit s’attache à dénoncer. Les  illusions créées par le clerc d’Orléans ne trompent que ceux qui, comme Aurélius  (qui s’imagine danser avec la femme qu’il aime, comme le souligne le  narrateur, en mettant soigneusement à distance les pensées du personnage :  « as him thoughte »), et plus tard Doriguène (qui croit  que le clerc d’Orléans a vraiment fait disparaître les rochers de la côte),  prennent ces fictions merveilleuses au sens littéral et les confondent avec le  réel alors même qu’ils savent, comme le dit Doriguène, qu’elles contredisent  frontalement les lois naturelles (« It is agayns the proces of nature »,  v. 1345). Cette approche moins tertullienne qu’augustinienne du danger des  fictions (pour saint Augustin, les fictions mentent, certes, mais sans  intention de tromper [14]) a pour effet de faire  apparaître ce qui, au rebours de toute raison, donne corps à ces images de  fiction, à savoir le désir du spectateur / du lecteur de les voir se réaliser [15].
   Ce que montre ici l’image  que le lai ne dit pas, ce qu’elle fait voir de manière éclatante au lecteur /  auditeur, c’est, autrement dit, la nature fondamentalement fantasmatique des  fictions arthuriennes, et plus spécifiquement des lais bretons. A l’instar de  ces êtres faés qui se matérialisent au gré du désir des protagonistes, les  « merveilles » des lais bretons enchantent leurs lecteurs / auditeurs  à proportion qu’elles paraissent donner corps à leurs représentations  imaginaires : si elles les « enfantosment », c’est qu’ils se  laissent guider par leurs fantasmes, ces « phantasmata » ou  « images d’images », comme les désignait Augustin [16]. A cet égard, c’est l’ensemble  de l’épisode du clerc d’Orléans qui œuvre comme un dispositif métapoétique  totalisant, où nous sommes invités à nous voir nous-mêmes béant devant les  fictions merveilleuses déployées par les lais et prendre nos désirs pour des  réalités, le temps d’une histoire.
   Le rossignol du Laüstic enserré dans sa châsse splendide, l’étoffe-palimpseste étincelante d’Emaré, les tableaux animés merveilleux du Conte du Franklin sont tous bien sûr,  des images de fiction, tramées et ouvrées dans l’espace d’un texte. Et si elles  se donnent directement à voir aux protagonistes des lais, elles ne peuvent être  qu’imaginées par les lecteurs / auditeurs, grâce à la puissance figurative de  la langue et plus précisément, dans les cas qui nous ont occupés, à la  métaphore et à l’hypotypose. Pour être des productions de langage et des  réalités mentales, ces images textuelles se donnent pourtant elles aussi à  voir. Elles sollicitent ce qu’Augustin, pour le citer à nouveau, appelait une  « vision spirituelle », grâce à laquelle, disait-il, « nous nous  représentons des corps absents, soit en nous rappelant par la mémoire des  choses déjà vues, soit en nous formant de quelque manière dans l’esprit l’image  de choses que nous n’avons pas vues et qui néanmoins existent, soit en  imaginant au gré de notre fantaisie des choses qui n’existent absolument nulle  part » [17]. De l’intérieur même du langage, ces images  engagent ainsi un autre rapport au sens que le langage : elles montrent  plus qu’elles ne disent. Ce qu’elles font voir que les récits n’énoncent pas  directement, ce sont les conditions d’existence et d’opérativité des lais narratifs  bretons : la mise au silence du chant où ils trouvent leur origine, la fabrique  des fantasmes qui éblouissent leurs lecteurs et leur fait perdre, avec leur  concours, le sens de la réalité. A ce titre, ces images dans le texte sont  comparables à ces miroirs dans le tableau qui donnent à voir le reflet des  spectateurs qui se tiennent au seuil de la pièce représentée : elles fonctionnent  comme des dispositifs de mise en abyme qui permettent au lecteur d’être regardé  par l’œuvre qu’il est en train de lire, d’être réfléchi par elle, à tous  les sens du terme.
   Il convient toutefois de  s’interroger sur l’ambivalence des images métapoétiques que nous venons d’analyser :  si elles s’avèrent être des instruments de révélation, elles sont aussi, de  manière indissociable, des instruments de séduction – une ambivalence qu’elles  partagent avec les miroirs. Si Emaré et Le Conte du Franklin prennent  soin, à des degrés divers, de mettre en doute la nature diabolique du pouvoir  de captation qu’exercent ces images, il n’est pas indifférent que toutes soient  associées à des situations traumatiques où se montre l’envers de la relation  amoureuse courtoise (Le Laüstic, Emaré), ou son ambiguïté (Emaré encore, Le Conte du Franklin). Manière de faire voir, malgré tout, que  le pouvoir de séduction des lais bretons n’est pas aussi anodin que ces récits  veulent bien le dire : ce que montrerait l’image, dès lors, tiendrait à la  fondamentale opacité du désir que les lais bretons – en cela emblématiques de l’ensemble  de la littérature courtoise – mettent en intrigue et en éveil.
    
    
    
 
      [14] Voir Soliloquium, II, X, 18.
[15] On peut dès lors  s’interroger sur ce qui motive la crédulité de Doriguène : le désir de  rendre plus sûr le retour de son mari, ou bien, plus obscurément, celui d’accéder  à la requête d’Aurélius ?
[16] Les « images  d’images » (« imagum imagines »), ou « phantasmata »  sont, pour Augustin, les représentations imaginaires que nous nous faisons  d’objets que nous n’avons pas perçus par nos sens (De Musica, l. VI, 11,  32).
[17] Ibid., XII, 25.