Rehaussé de broderies d’or  et d’azur représentant animaux et personnages, incrusté d’une multitude de  gemmes dont le narrateur dévide longuement la liste, le merveilleux présent du  roi de Sicile montre surtout, à ses quatre coins, des couples d’amoureux :  on peut y voir Amadas et Ydoine, Tristan et Iseult, Floire et Blanchefleur,  ainsi que le fils du sultan de Babylone et la fille de l’émir, laquelle a tissé  et orné l’étoffe. Si l’art du narrateur consiste essentiellement à faire voir  au lecteur / auditeur, par le travail de la langue littéraire, la richesse des figures  qui saturent cet ouvrage, littéralement « stuffed wyth ymagerie »  [« surchargé d’images »] (v. 168), l’art de la brodeuse,  symétriquement, a consisté à trouver des équivalents visuels à l’amour exceptionnel  des couples de légende qu’elle y a représentés : la force, la rareté et la  perfection du lien qui les unit est figuré (« portrayed ») par  des « lacs d’amour » (« trewe-love-flour ») composés  de gemmes précieuses (« of mychyll pryse ») étroitement serrées  les unes contre les autres (« as thykke as they may be ») et étincelantes (« bryght and shene ») (v. 125 sq).
      L’ekphrasis et l’étoffe  historiée, dont la dispositio évoque les miniatures compartimentées des  manuscrits, entrent ainsi dans une relation de réciprocité et bientôt d’équivalence,  où se trouvent littéralement mises en œuvre, de manière précise et  détaillée, les métaphores topiques qui, depuis l’Antiquité, font du tissage, de  la broderie, de la teinture et de la couture les analogies du discours et de l’écriture.  A cet égard, l’étoffe surchargée d’ornements d’Emaré donne à voir une  représentation particulièrement frappante de l’ornatus difficilis :  les gemmes « rapportées de fort loin » (« Sowghte (…) wer full wyde », v. 117 ; « sowght wyde », v.  167) qui s’y trouvent incrustées, évoquent très précisément les métaphores  telles que Cicéron les désigne : des joyaux exotiques, venus d’ailleurs (ali-unde)  pour « orner » l’étoffe du texte [5]. Il n’est jusqu’à l’analogie  topique entre l’écriture littéraire et un vêtement de prix, développée  notamment par la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, que le lai ne  réactive en la fictionnalisant. Sur l’ordre du roi, qui forme le projet  d’épouser sa fille, l’étoffe historiée va en effet être taillée pour être transformée  en une tenue splendide qui va littéralement faire corps avec l’héroïne : dès  qu’elle l’aura revêtue, Emaré sera désignée de manière récurrente comme « that worthy unthur wede »  [« ces précieux atours »] ou encore « that wordy unthur wede », que l’on pourrait traduire comme  « ces atours faits de mots ». A l’occasion de ce glissement de sens  entre « worthy » et « wordy » qu’autorise une  variante régionale de l’adjectif « worthy », non seulement la  jeune fille se confond avec la tenue qu’elle porte, mais cette tenue elle-même  en vient à être désignée comme une étoffe tissée de mots, autant dire un texte.  C’est notamment sur cette magnifique équivoque, relayée par le titre du lai  (qui est aussi, comme souvent, le nom de son protagoniste principal), qu’Elisabeth  Scala s’appuie pour construire l’hypothèse selon laquelle l’étoffe d’Emaré doit  être identifiée au texte d’Emaré, qui, derrière l’apparente simplicité  de sa forme, mettrait ainsi en avant sa sophistication littéraire, sa  complexité interprétative et, partant, sa valeur [6].
      C’est bien dans cette  perspective métapoétique que doit s’interpréter l’effet singulier que produit l’étoffe  historiée sur tous les personnages qui la découvrent pour la première fois.  Alors même qu’elle déborde de choses à voir (outre les quatre couples courtois,  on y trouve encore des oiseaux, une licorne, des chevaliers, des sénéchaux et  des ménestrels « avec leurs jeux »), aucun d’eux ne se révèle d’abord  capable d’y distinguer quoi que ce soit, tant son éclat l’éblouit. C’est  toujours comme un « objet étincelant » [« glysteryng thyng »]  qu’elle est perçue de prime abord, aussi bien lorsqu’elle est déployée devant l’empereur  que lorsqu’elle fait corps avec l’héroïne, sur laquelle elle attire le regard de  tous les hommes qui croiseront sa route au cours de ses tribulations.
      On remarquera que cet  éblouissement s’accompagne toujours d’une interrogation sur la nature de ce  qui, au fond, se donne à voir dans cette étoffe : l’empereur soupçonne  « a fayry, / Or (…) a vanyté » [« un sortilège, /  Ou (…) une illusion »] (v. 98-105), le bailli du roi de Galice et ses  hommes, puis le marchand romain qui recueillent la jeune femme, imaginent un  moment vivre une aventure féerique (« A boot he fond by the brym, / And  a glysteryn thyng theryn, / Therof they hadde ferly » [« Il trouva sur le rivage  un bateau / Dedans brillait un objet, / Ils pensèrent être victimes d’un  enchantement »], v. 349-351  ; « The cloth on her shon so  bryght / He was aferde of that syght, / For glysteryng of that wede ; /  And yn hys herte he thowghth ryght / she was non erthyly wyght » [« L’étoffe, sur elle,  brillait tant, / Qu’à cette vue, il fut pris de crainte, / Tant scintillait ce  bel atour : / Aussitôt, il pensa dans son cœur / Qu’elle n’était pas un  être mortel. »], v. 697-701). C’est aussi l’impression que ressent le roi  de Galice lui-même, qui, mis en présence de l’étincelante Emaré, pense d’abord  avoir affaire à un être surnaturel ( The cloth upon her shone so  bryghth / When she was theryn ydyghth, / She semed non erthly thing » [« L’étoffe  sur elle brillait tant, / Lorsqu’elle en était parée, / Qu’elle ne semblait pas  être mortelle »], v. 394-395) avant de tomber amoureux d’elle.
      Il est remarquable, à  cet égard, que la thèse classique de la nature diabolique de cette image, bien  qu’évoquée par le récit, en soit rapidement et ostensiblement écartée. Le seul  personnage à la soutenir est la mère du roi de Galice, qui lance à son fils,  après avoir appris son intention d’épouser Emaré, « […] “Sone, thys ys  a fende, / In thys wordy wede !“ [« Fils, c’est un démon / Sous ces  atours faits de mots ! »] (v. 446-447). Mais ce sont les menées de  la vieille reine, qui entreprend bientôt de faire croire à son fils qu’Emaré a  mis au monde un démon, qui sont qualifiées par le narrateur de  « démoniaques » [« wikked », « made wyth  evyll », v. 530, 535], et c’est elle – et non sa belle-fille – qu’il  désignera pour finir comme une « fausse reine » [« false  queene », v. 802]. Le récit s’attache ainsi à souligner que la  séduction opérée par l’étoffe-palimpseste étincelante qu’il met en images et en  aventure est d’une nature différente de la séduction diabolique. Elle consiste  plutôt, faut-il comprendre, à faire miroiter l’existence d’un espace autre :  celui qu’ouvrent l’illusion et le rêve (« a vanyté »), la féerie  (« fairy ») ou bien l’amour, leur synonyme.
      On reconnaît ici,  exactement rendus, les effets que les détracteurs des lais de Marie de France  ont associés à ses récits pour en condamner les ressorts : pour Gautier d’Arras,  les « fantomes » et les « mensonges » des  lais bretons donnent à leurs auditeurs l’impression d’avoir « dormi et  songié » [7]. Quant à Denis Piramus,  c’est à ne euphorie amoureuse collective qu’il assimile le  succès de ces récits, « ke ne sunt pas del tut verais » [8]. Au-delà de l’habituelle  dénonciation des mensonges de la fiction, ces jugements identifient avec  précision le type d’illusion produit par les lais bretons. Comme l’étoffe  historiée scintillante d’Emaré, ils enchantent leur récepteur – ils l’« enfantosment »,  pour paraphraser le lai anonyme de Désiré –  en lui donnant l’impression de pouvoir faire  revenir à chaque audition, à chaque lecture, le « jadis » lointain de  ces aventures merveilleuses vécues autrefois, en Bretagne.
       
    
    
    
 
      [5] Ciceron, De oratore,  II, 34, 146. Pour une analyse de la fortune médiévale de l’analogie antique  entre tissu et texte, voir le bel ouvrage de Romaine Wolf-Bonvin, Textus. De la tradition latine à l’esthétique du roman médiéval. Le Bel Inconnu,  Amadas et Ydoine, Paris, Champion, 1998.
[6] E. Scala, « The  Texture of Emaré », dans Philological Quaterly, 85, 2006, pp.  223-246. Le lai refaçonne ici, en en explicitant la portée métapoétique, un  motif présent dans Galeran de Bretagne, où l’héroïne taille et coud,  pour la porter, une étoffe magnifiquement brodée par sa mère.
[7] « Mes s’autrement  n’alast l’amors, / li lais ne fust pas si en cours / nel prisaissent tot li  baron. / Grant cose est d’Ile et  Galeron : / n’i a fantome ne alonge, / ne ja n’i troverez mençonge. /  Tex lais i a, qui les entent, / se li sanblent tot ensement / com s’eüst dormi  et songié. », Gautier d’Arras, Ille  et Galeron, (éd. Y. Lefèvre, Paris, Champion, 1988, p. 58, v. 931-936).
[8] « […] dame Marie  autresi / Ki en rime fist e basti / E compassa les vers de lais, / Ke ne sunt  pas del tut verais ; / Et si en est elle mut loee / Et la rime par tut  amee, / Kar mut l’aiment, si l’unt mut cher / Cunte, barun e chivaler / E si en  aiment mut l’escrit / E lire le funt, si unt delit, / E si les funt sovent  retreire. / Les lais solent as dames pleire : / De joie les oient e de  gré, / K’il sunt sulum lur volenté », Denis Piramus, La Vie seint Edmund le rei, poème anglo-normand du XIIe siècle (éd.  H. Kjellman, Göteborg, 1935, repr. Slatkine, Genève, 1974, pp. 4-5).