Ce que montre l’image.
Trois dispositifs optiques métapoétiques
(Le Laüstic, Emaré, Le Conte du Franklin)

- Mireille Séguy
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Le Conte du Franklin ou le désir des lais bretons

 

Le dernier dispositif optique que j’analyserai est issu du Conte du Franklin de Chaucer, qui constitue également une interprétation tardive du genre composée en Angleterre à la fin du XIVe siècle. De ce récit célèbre, je rappellerai seulement qu’il s’articule autour de trois serments étroitement liés les uns aux autres, tels les maillons d’une chaîne. Le premier unit l’héroïne, Doriguène, et son époux, le chevalier Arvéragus : Doriguène promet à Arvéragus une fidélité sans faille, à charge pour ce dernier de s’engager à ne jamais se comporter en époux dominateur mais à rester l’amant courtois dont elle s’est éprise. Le deuxième serment engage la même Doriguène à un jeune homme qui la courtise en vain, Aurélius : touchée par sa détresse tout en ayant bien l’intention de respecter son premier serment, Doriguène lui promet qu’elle accèdera à ses désirs s’il parvient à faire disparaître des côtes de Bretagne les rochers qui la terrifient car ils rendent périlleux le retour de son mari, parti en Angleterre pour accroître sa renommée. Le troisième serment lie Aurélius à un clerc français, qui lui promet de réaliser la tâche impossible que lui a assignée la dame contre mille livres d’or.

La série d’images qui nous intéresse intervient juste avant le troisième serment, à l’égard duquel elle se révèle déterminante. Il s’agit, plus précisément, de deux séries d’images de nature différente. La première est constituée de représentations mentales qui surgissent à la mémoire du frère d’Aurélius. Cherchant à venir en aide à son frère, qui lui a confié son désarroi, il se souvient brusquement d’un livre « de magie naturelle » dont on lui avait parlé lorsqu’il faisait ses études en France :

 

Ce livre parlait des phénomènes / Produits par les vingt-huit stations / Du cycle lunaire (…) / Dès qu’il se souvint de ce livre [whan this book was in his remembraunce] / Son cœur se mit à danser de joie ; / Juste pour lui il murmura / « Mon frère se remettra bientôt / Car sans aucun doute des sciences / Permettent de produire diverses apparences [make diverse apparences] / Semblables à celles des tours subtils des jongleurs [Swiche as thise subtile tregetoures pleye] ; / On m’a dit que dans les festins, / Dans la grande salle, des jongleurs [tregetours] / Ont fait venir eau et bateau / Et ramé autour de la salle. / On a cru voir [Sometyme hath semed] un lion terrible, / Des fleurs pousser comme sur une prairie [as in a mede] / Une vigne aux raisins rouges et blancs, / Ou un château tout en pierres jointes. / Puis, tout d’un coup, ils ôtaient tout, / Du moins à ce qu’il paraissait [Thus semed it to every mannes sighte] [9].

 

La seconde série d’images intervient peu après. Elle consiste cette fois en une succession de tableaux animés directement perçus par Aurélius et son frère, qui se sont déplacés à Orléans dans l’espoir de conclure un marché avec le possesseur du livre salvateur. Ce dernier, qui paraît, curieusement, très au fait de leurs intentions, ne tarde pas à offrir à Aurélius une démonstration saisissante de ses talents :

 

Avant souper il lui montra [He shewed him] / Forêts et parcs pleins de gibiers ; / Il vit des cerfs aux bois superbes [Ther saugh he hertes with hir hornes hye], / Jamais on n’en vit [seyn] d’aussi grands. / Il en vit cent la proie des chiens [He saugh of hem an hondred slayn with houndes]  / D’autres sanglants, atteints de flèches. / Lorsque la chasse au cerf prit fin, / Il vit [He saugh], au bord d’une rivière, / Des fauconniers chassant le héron. / Puis une joute de chevaliers sur une plaine. [Tho saugh he knigthes lusting in a playn] / Ensuite le magicien pour lui plaire / Lui fit voir sa belle dansant [That he him shewed his lady on a daunce] / Il crut que lui aussi dansait [On which him-self he daunced, as him thoughte] / Quand l’auteur de cette magie / Vit l’heure, il frappa dans ses mains, / En un clin d’œil, plus de spectacle. / Pourtant ils n’avaient pas bougé / Pendant ce spectacle merveilleux [Whyl they saugh al this sighte mervellous]. / Dans son étude, parmi ses livres / Ils étaient restés tous les trois [10].

 

Evoquées tout d’abord comme des « illusions » ou des « semblances » (« apparences »), médiées par le régime de la « remembrance » (le terme revient deux fois à la rime) et mises à distance par des comparaisons et divers modalisateurs, les images animées créées par la science du clerc d’Orléans se matérialisent ensuite devant les protagonistes sans écart temporel, perceptif ou critique, sauf dans un cas (« On which him-self he daunced, as him thoughte » [« Il crut que lui aussi dansait »]), sur lequel je reviendrai.

On notera avec intérêt que les différents tableaux qui se succèdent dans l’étude du clerc se rapportent plus nettement encore que les souvenirs du frère d’Aurélius aux fictions caractéristiques des récits arthuriens et plus spécifiquement des lais bretons, où la chasse (et notamment la chasse au cerf) est un motif récurrent, souvent déclencheur de l’intrigue. Ils se rapportent également à la merveille, à laquelle le narrateur identifie explicitement la scène (« this sighte mervellous »), et dont l’ensemble du passage pourrait valoir définition : un prodige qui, s’adressant de manière privilégiée au sens de la vue (on remarquera les anaphores « he saugh » qui ponctuent l’épisode), fait image, une image propre à se graver dans la mémoire des personnages comme du lecteur. Si Aurélius peut dès lors apparaître comme la figure, incarnée dans la fiction, du lecteur / auditeur des lais sous le charme des merveilles qui lui sont données à voir, à imaginer et à retenir, le personnage du clerc d’Orléans, qui déploie son œuvre d’illusionniste (« his magik wrought ») au milieu de ses livres, relève clairement d’une métalepse de l’auteur, telle que Genette, dans le sillage de Fontanier, la définit :

 

Cette variété de métalepse consiste, je le rappelle dans les termes de Fontanier, à ‘transformer les poètes en héros des faits qu’ils célèbrent [ou à] les représenter comme opérant eux-mêmes les effets qu’ils peignent ou chantent’, lorsqu’un auteur ‘est représenté ou se représente comme produisant lui-même ce qu’il ne fait, au fond, que raconter ou décrire’ [11].

 

Une métalepse ici doublée d’une mise en abyme, puisque le procédé, qui consiste à faire franchir à un personnage ou à un sujet extradiégétique un seuil considéré comme infranchissable – tel celui qui sépare la réalité objective de l’univers de fiction – provoque exactement chez le lecteur / auditeur ce que le clerc d’Orléans suscite chez Aurélius et son frère : l’impression d’assister à un « prodige », pour citer de nouveau Genette ou, comme il l’écrit encore, à un « tour de fiction – comme on dit tour de magie » [12]. En d’autres termes, le « clerc d’Orléans » assume dans la fiction le rôle de l’auteur-narrateur, un rôle désigné ici de manière répétitive comme relevant de l’illusionnisme [13].

 

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[9] G. Chaucer, Le Conte du Franklin (The Frankeleyns Tale), dans Les Lais bretons moyen-anglais, Op. cit., trad. M. Yvernault d’après l’édition de L. Benton (Riverside Chaucer, Oxford, Oxford University Press, 1987), v. 1117-1151 (traduction légèrement modifiée).
[10] Ibid., v. 1188-1208 (traduction légèrement modifiée).
[11] G. Genette, Métalepse, Paris, Seuil, « Poétique », 2004, p. 10 (Genette cite deux œuvres de Fontanier : son Commentaire des Tropes de Dumarsais et Les Figures du discours).
[12] Ibid., p. 20 et p. 47. Genette compare encore l’effet de la métalepse à celui d’un « événement magique, [d’]une apparition miraculeuse » (p. 64).
[13] En désignant les illusions produites par le clerc comme des « tours de jongleur » (« tregetoures pleye »), le narrateur s’appuie à des fins polémiques sur la polyvalence des jongleurs médiévaux, qui pouvaient tout aussi bien donner à entendre des œuvres littéraires qu’exécuter divers tours de magie ou d’adresse.