« Le magma » des autoportraits chez Pier
Paolo Pasolini : pourquoi réaliser une vie
alors qu’il est si beau de la rêver seulement ?

- Mireille Raynal-Zougari
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Enfin, il est humble. Il affronte la puissance symbolique de l’église, ce grand vide, par son petit corps. Dans la première séquence du film, quand le compagnon de voyage le présente à un paysan, ce compagnon dit « il ne veut pas qu’on l’appelle "maître" » et suit un plan sur le visage fermé de Pasolini qui acquiesce, puis il disparaît du plan quand le comparse le nomme « le plus grand disciple de Giotto ». L’humilité est signalée par cet effacement à l’écran. Plus loin, il se fait passer devant par un âne : on peut y voir une autodérision ou une référence au moyen de transport de saint François qui chemine à dos d’âne lorsqu’il rencontre un homme qui meurt de soif et opère le miracle de la source désaltérante. Pasolini reprend la figure de saint François telle que Rossellini l’avait déjà imaginée dans les Onze fioretti en 1950 [28]. Même si le peintre – peu rigoureux dans l’observance des pratiques religieuses, ou mécréant – se gratte la tête au lieu de se signer au début du repas dans le réfectoire, la référence à saint François est présente ici et pas seulement grâce à Giotto. En particulier cette simplicité populaire et franciscaine apparaît dans la figure des deux carillonneurs. Pasolini suggère la force transhumante du franciscanisme et des valeurs que celui-ci porte. A la fin, la caméra se recentre sur les pieds sautillants des carillonneurs célébrant la fin du travail, la jubilation, la joie. Le film de Rossellini consacré à saint François a aussi pour thématique centrale la quête de la joie, énoncée dès le début du film. La création porte la joie, mais une joie mélancolique chez Pasolini, comme le suggère la fête finale organisée malgré l’inachèvement du triptyque et comme le suggère l’assimilation de la création à la chimère, l’œuvre n’étant que rêvée. Cette joie mêlée est une thématique constante de Pasolini, un trait de son caractère, comme il le sait. Il rejoint, pour la qualifier, l’époque des troubadours, des primitifs, en empruntant au Moyen Age le terme d’« abgioia » qui marque bien sa personnalité contradictoire et complexe, celle même que nous mentionnions au début de notre propos. Abgioia conjugue « de la joie (gioia) et de la souffrance. En même temps » [29]. Il donne alors une indication biographique :

 

Depuis mon enfance, depuis mes premières poésies en dialecte du Frioul, jusqu’à la dernière poésie en italien, j’ai utilisé une expression tirée de la poésie régionale, « provinciale » [ou « provençale »] : abjoy, abgioia. Le rossignol chante ab-gioia, de joie, par joie… Mais gioia, dans le langage d’alors, avait une signification particulière de raptus poétique, d’exaltation, d’euphorie poétique. Ce mot est peut-être l’expression-clé de toute ma production (…). Le signe qui a dominé toute ma production est cette sorte de nostalgie de la vie, ce sens de l’exclusion qui n’enlève pas l’amour de la vie, mais l’accroît [30].

 

Le Décaméron livre des éléments d’un style artistique, d’un mode de penser et de sentir. Il réalise un autoportrait de Pasolini, d’abord sur le plan esthético-poétique, puisqu’il décrit, phénoménologiquement et de façon très sensible au spectateur, le mouvement de la perception et le cheminement de l’acte créatif. Il le réalise aussi sur le plan psychologique, puisqu’il expose les affects contradictoires de l’homme qui se met à distance dans un personnage anachronique fonctionnant comme miroir. Dans les personnages que Pasolini incarne, la vitalité domine. Mais les écrits de Pasolini indiquent sa hantise de la mort, et le corps sacrifié et sacralisé est une de ses obsessions visuelles – on trouve souvent dans ses films des images de gisants. Le Christ meurt en croix sous le regard de la propre mère de Pasolini dans son film Il Vangelo secondo Matteo [L’Evangile selon saint Mathieu]. De fait, Susana Pasolini survivra à son fils assassiné le 2 novembre 1975. Le plasticien Pignon-Ernest a souvent pris Pasolini comme sujet de ses dessins apposés dans diverses villes italiennes [31]. S’inspirant du tableau David tenant la tête de Goliath du Caravage (entre 1600 et 1610), il ajoute à la tête décapitée du Caravage – représentée dans le tableau – celle de Pasolini. Sur un autre dessin, il le figure aussi en crucifié tête en bas, mais sur certaines fresques, Pasolini est lui-même sa propre pietà, portant son corps tel qu’on le découvrit assassiné sur la plage d’Ostie, comme s’il se survivait, dédoublé. Sur la barre d’immeuble de Scampia, quartier révélé par le film Gomorra [32], un peu équivalent aux banlieues, aux Borgate romaines où Pasolini a réalisé son engagement, l’image de Pasolini [33] est surmontée de la phrase de Danilo Dolci, activiste politique, éducateur et poète, « Ciascuno cresce solo se sognato » [34] [chacun croît seulement s’il est rêvé]. Le créateur idéal qu’a voulu être Pasolini crée du rêve pour les autres ou rêve les autres, inclut les rêves des autres, rêve autre chose, une action possible sur le monde.

Pasolini se présente comme force du passé et inspirateur du futur, homme à suivre dans son rêve : à la fin du film, de dos, il est comme le Christ que l’on suit dans Il Vangelo secondo Matteo, un homme dont on adopte la direction du regard, mais dont l’objet du regard n’est plus présent, situé désormais hors-champ.

Pasolini manifeste alors en effet cette volonté giottesque de situer l’homme au centre de la perspective : le créateur s’isole de l’équipe, à la toute fin, les yeux levés dans le dernier plan, déjà ailleurs, posant la question universelle qui nous demande de prendre le relais du rêve : « Pourquoi réaliser une œuvre alors qu’il est si beau de la rêver seulement ? ». L’artiste donne à celui qui reçoit son œuvre la liberté de fictionner à son tour le monde par un regard plastique.

 

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[28] Comme en hommage à Rossellini (mais suivant aussi le texte de présentation de Giotto par Boccace), Pasolini introduit le disciple de Giotto, qu’il incarne, sous une pluie diluvienne.
[29] P. P. Pasolini, « Pasolini l’enragé (dialogues avec Jean-André Fieschi) », dans Pasolini cinéaste (Hors-série), Cahiers du cinéma, 1981, p. 50, cité par Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, Op. cit., p. 186.
[30] Ibid.
[31] E. Pignon-Ernest, Dans la lumière déchirante de la mer, Pasolini Assassiné [texte d’André Velter, Karin Espinosa et Ernest Pignon-Ernest], Arles, Actes Sud, 2015.
[32] Film de Matteo Garrone, 2008. Selon Pignon-Ernest, le quartier est un « ensemble bétonné au pouvoir de clans extrêmement violents qui règnent sur une population abandonnée. De pathétiques espoirs d’ascension sociale par le logement comme ceux de Mamma Roma s’y sont brisés » ; « J’ai pensé que c’était là l’univers pasolinien d’aujourd’hui, l’incarnation de la violente déshumanisation qu’il prophétisait » (Dans la lumière déchirante de la mer, Pasolini Assassiné, Op. cit., p. 78).
[33] Voir E. Pignon-Ernest, Ibid., pp. 68-69.
[34] D. Dolci, Il Limone lunare, Bari, Laterza, 1970.