« Le magma » des autoportraits chez Pier
Paolo Pasolini : pourquoi réaliser une vie
alors qu’il est si beau de la rêver seulement ?

- Mireille Raynal-Zougari
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Histoire d’un œil

 

La mise en film de ce peintre amène le spectateur à épouser le regard du cinéaste. Pour Pasolini-« pseudo Giotto », il s’agit d’abord de se saisir de la figurabilité du réel, de découper le réel et d’en transposer le maximum de vie par le médium artistique. L’image préparatoire de la fresque est montrée, au sol, sous l’échafaudage, vue par le peintre, avant que le peintre ne se retrouve au marché, comme si, dans ce lieu populaire, il allait préciser des éléments de sa vision déjà formulée, et en vérifier la valeur, dans la réalité. Au marché, Pasolini, d’abord caché par des pastèques visibles en gros plan et occupant tout l’écran, apparaît enfin et invite le spectateur à adopter le même regard analytique que le sien : on voit d’abord les trois personnages ensemble – la famille qui est au cœur de l’histoire du rossignol –, en deux plans de plus en plus rapprochés puis Pasolini forme son objectif avec ses doigts, et on épouse ce regard sensible qui détaille, en consacrant un gros plan à chaque personnage. La séquence s’achève sur le visage de la jeune fille héroïne de l’histoire érotico-sentimentale sans que le visage de Pasolini ne soit montré de nouveau, de sorte que nous restons dépositaires de ce type de regard précis et de la vision cadrée qui nous appartient finalement. Pasolini nous montre comment regarder en passant du global au local, du groupe à l’individu et à une partie de l’individu. C’est esthétique et politique. On saisit mieux comment Pasolini est un maître du gros plan, du portrait plus exactement, qui lui vient d’un portraitiste comme Lippi notamment. Le modèle esthétique du cadrage et du détaillage signale une posture d’homme conscient et concerné politiquement : les collaborateurs du peintre, hommes du peuple, sont ainsi moins anonymes, et peuvent faire acte de présence, « prendre figure », selon la formule largement développée et argumentée de Georges Didi-Huberman à propos de toute culture visuelle et cinématographique et de celle de Pasolini – qui lui sert de corpus –, en particulier : « [I]l s’agit de la façon dont un visage ou un corps font figure dans l’espace et le temps, dans le cadre et le montage qui leur donnent figure » [16]. Pasolini lui-même, on peut le comprendre en voyant Le Décaméron, cherche à faire figure – à figurer – pour prendre figure. « Chaque gros plan sur le visage ou le geste d’un figurant deviendrait ainsi comme la mise au défi – libre mais "isolée", puissante mais locale – du corps des peuples vis-à-vis de leur exposition à disparaître » [17]. Ces hommes du peuple sont ainsi moins anonymes : Pasolini a cette « capacité à rendre figure aux sans-noms » [18]. Figure parmi les autres figures, visible de la même façon que les autres figurants, Pasolini devient le corps du peuple, et réalise ainsi un acte de foi humaniste et politique.

Une fois revenu de cette immersion dans la réalité et de son cadrage, le peintre va opérer le miracle de la peinture, mettre les couleurs dans les traits déjà posés sur le mur. Le mur est vierge au début ; la surface brute est une réserve d’images, fictionnable à volonté, parce que susceptible d’accueillir toutes les images possibles, limitées toutefois par le contexte sacré, ce qui constitue une contrainte significative pour l’artiste que se rêve Pasolini. La relation du peintre avec son ébauche mérite qu’on s’y arrête : la première vision de l’image ébauchée est la nôtre, très rapprochée, celle de Pasolini acteur étant en toute logique plus éloignée – la caméra est posée au sol au ras de l’image, tandis que Pasolini est encore debout à une petite distance. Le peintre-cinéaste prend du recul déjà – le contraste entre notre point de vue rasant et le sien le suggère – et transcende la réalité en projetant cette idée sur le support qu’est le mur brut. Il n’a pas besoin de l’image pour la transposer, il ne prend jamais sur l’échafaudage ce dessin, mémorisé et intériorisé. Un gros plan de face du peintre accroupi comme affrontant ce dessin et contemplant son ébauche le montre habité. Son geste ressortit au miracle : un trait de dessin, la préparation des pots de peinture, une touche de rouge, le badigeon de ciel bleu et nous ne verrons ensuite nettement que la fresque finie, en sautant d’autres étapes, comme si soudain l’apparition si chère à Pasolini se produisait. Pasolini a toujours respecté et mis en scène des miracles : « Le miracle, c’est l’explication innocente et naïve du mystère réel qui habite l’homme, du pouvoir qui se dissimule en lui (…). Dépouillée de son caractère théologique, la révélation du miracle participe aussi bien de la magie » [19]. Le geste pictural est ainsi sacralisé au sein d’un espace immanent et mondain. Ce disciple de Giotto fonde l’église par son geste artistique : dans le tableau que le peintre voit en rêve, le porteur de la chapelle a la même position à genoux que Pasolini sur l’échafaudage. Le peintre opère la même conversion symbolique d’un bâtiment brut en foyer sacré, une même fondation. Quant à Giotto, dans les représentations qu’il donne de saint François, il théâtralise les miracles en ménageant aux figures actives un espace scénique incluant des spectateurs. Ce dispositif scénique et dramatisant se retrouve transposé dans le film avec humour, dans la figure des deux Franciscains spectateurs, aux visages et attitudes puérils, admirateurs énamourés de ce génie de l’art qui leur est venu de loin pour produire une image miraculeuse.

Les éléments d’analyse précédents indiquent que la subjectivité de l’artiste est révélée par l’image du mouvement intérieur qui nous en est rendu. Le premier regard de « Pasogiotto » dans l’église dit déjà cette dynamique créatrice : le regard se porte au-dessus d’une ligne de mur en relief – dont le trait horizontal apparaît pour partager les deux tiers supérieurs du plan cinématographique et le tiers inférieur, donc en ne coupant pas le plan en son milieu et en laissant plus de surface vide au-dessus de cette ligne. Or la fresque sera en réalité peinte sous cette ligne. Grâce à ces plans cinématographiques – plans du dessin au sol, plan du mur – on peut reconstituer une subjectivité à partir de la position et de la distance du peintre par rapport aux objets : il regarde un mur brut, non encore couvert par le dessin, mais son regard se porte haut, comme mû par un psychisme ascensionnel hors du commun. Il regarde un dessin au sol mais il est déjà loin, à distance – le spectateur du film est, lui, plus près du sol et de l’image. Le film nous laisse voir ce qui déborde le récit des faits, indique une attention particulière, un regard absorbé. Pasolini incarne un peintre qui voit plus haut, plus en profondeur et de plus loin que nous. De même, le prophète Jean-Baptiste, qui annonce la venue du Christ, lève les yeux au ciel dans L’Evangile selon Mathieu, échappant par l’esprit à la prison d’Hérode. La parole créatrice, l’art sont transcendants. Par un effet de champ-contrechamp – plan sur le visage du peintre, de face/plan sur le mur – ce regard de Pasolini qui nous fixe dans le premier plan s’élève et nous élève dans le second, lorsqu’il se porte – et porte notre regard – vers le sommet de l’église.

 

>suite
retour<
sommaire

[16] G. Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, L’Œil de l’histoire, 4, Paris, Les Editions de Minuit, 2012, p. 161.
[17] Ibid., p. 220.
[18] Ibid., p. 230.
[19] J. Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Op. cit., p. 28.