« Le magma » des autoportraits chez Pier
Paolo Pasolini : pourquoi réaliser une vie
alors qu’il est si beau de la rêver seulement ?

- Mireille Raynal-Zougari
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On retient dans cette séquence l’intensification du rapport entre la vierge et l’artiste, le visage de la vierge – dans deux plans successifs de plus en plus rapprochés –, touchant presque celui qui rêve, et son regard le recouvrant. On retient aussi la dramatisation de l’action – force du nombre des anges, dans le panoramique qui les détaille, violence dynamique du traitement des corps disloqués dans l’enfer. Les tableaux ne sont pas figés et Pasolini reconstitue le mouvement des corps qui ont présidé aux figures de la peinture, retrouve dans ces figures figées du tableau la vie des figurants qui avaient posé pour le peintre. On retient finalement aussi la stabilité imposée par le gros plan un peu long sur la chapelle que porte un jeune homme agenouillé. Dans cette mise en abyme d’un édifice sacré, – celui du tableau rêvé représentant celui sur lequel Pasolini-disciple de Giotto peint les fresques –, on peut identifier l’image forte du peintre incarné par Pasolini – et sans doute l’idée même de Pasolini : le rêve du peintre atteste du bien-fondé de sa peinture, sacrée et peut-être rédemptrice.

Par ce magma des styles, des thématiques, des dates des peintures, des lieux (Assise, Naples), Pasolini produit une certaine atemporalité, une absence d’ancrage dans l’actualité, en introduisant la peinture primitive dans son film. Ainsi peut-être formule-t-il une identité artistique qui transcende le temps. Les collages et raccords de détails, qui morcellent les peintures originelles, créent une discontinuité et une délinéarisation propice à la suspension temporelle. En même temps que l’opération de déspatialisation se produit par ce geste de montage, le temps se délinéarise de sorte que présent, passé, futur sont déhiérarchisés.

De fait, Pasolini s’est vu comme « une force du passé », « plus moderne que n’importe quel moderne ». Ces mots sont extraits d’un texte datant de juin 1962, lu par Orson Welles dans La Ricotta – tourné à la fin de 1962 – où Pasolini se met aussi à distance en s’autocitant par le biais d’un autre qui le légitime, puisqu’il est un cinéaste considéré comme moderne et dont la valeur est indubitable. La distance introduite par l’alter ego américain et l’autocitation facilitent le regard critique, et permettent sans doute de vérifier la validité de cet anachronisme.

 

Je suis une force du Passé  Mon amour ne réside que dans la tradition.
Je viens des ruines, des églises,
des retables, des villages
Abandonnés dans les Apennins ou les Préalpes,
où ont vécu mes frères.
(…)
Et moi, fœtus adulte, je rôde
plus moderne que tout moderne
pour trouver des frères qui ne sont plus [24].

 

Manifestant des principes esthétiques, la figure du peintre traduite par Pasolini aurait aussi une fonction critique exercée sur l’époque contemporaine au film.

 

Maintenant, je préfère me mouvoir dans le passé, précisément parce que j'estime que la seule force contestataire du présent est précisément le passé : c'est une forme aberrante, mais toutes les valeurs qui ont été des valeurs dans lesquelles nous nous sommes formés, avec leurs atrocités, leurs côtés négatifs, sont celles qui peuvent mettre en crise le présent [25].

 

Pasolini semble suggérer qu’il faille revenir aux œuvres anciennes pour retrouver la fraîcheur des origines, pour apprendre à nous dégager de ce qui est figé. Son geste et sa manipulation des peintures de Giotto assurent cette dynamique défigeante.

Pasolini a écrit un Saint Paul, qui aurait dû devenir un film, dont « l’idée poétique – fil conducteur et composant principal de la nouveauté de ce film – consist[ait] à transposer tout le parcours de saint Paul dans le contexte contemporain » [26]. Dans la préface de ce récit, il note le langage « typique de saint Paul, universel et éternel, mais inactuel (au sens propre) » [27]. Cette inactualité de saint Paul  circulant dans le monde contemporain dessine la limite entre temporel et spirituel. Avec ce Paul modernisé on touche à la spiritualité transcendant la contingence spatiale et temporelle : voici comment Pasolini s’y prend, par le magma. De même, ici, on peut suggérer que la référence à Giotto désactualise l’œuvre de l’artiste peintre-cinéaste. Pasolini écrit une forme de parabole de l’art.

 

Figuration de Pasolini

 

Le peintre est habité, engagé dans son projet : comme le Christ de son Evangile selon Mathieu, qui marche sans cesse d’un pas décidé, il quitte précipitamment le réfectoire, en accéléré burlesque digne des films des premiers temps du cinéma, suggérant une urgence à peindre.

Inspiré, il n’en est pas moins bouffon. Son accoutrement est burlesque : des éléments visuellement comiques environnent souvent Pasolini acteur, comme les coquillages qui encadrent le visage du grand prêtre dans Œdipe Roi, les pastèques qui, au marché de Naples, annoncent le visage du peintre caché derrière, dans Le Décaméron. Pasolini se présente donc comme créateur espiègle, sorti d’un tableau de Breughel, tel encore Chaucer très facétieux, dans Les Contes de Canterbury.

 

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[24] P. P. Pasolini, « Poésies mondaines », dans Poésie en forme de rose, Traduction de René de Ceccatty, Paris, Rivages poche, « Petite bibliothèque », 2017, pp. 74-77. Texte italien : « Io sono una forza del Passato./Solo nella tradizione è il mio amore./Vengo dai ruderi, dalle chiese,/dalle pale d’altare, dai borghi /abbandonati sugli Appennini o le Prealpi, / dove sono vissuti i fratelli./[…] E io, feto adulto, mi aggiro/più moderno di ogni moderno/a cercare fratelli che non sono più ».
[25] Cité par N. Naldini, Pier Paolo Pasolini, Paris, Gallimard, « NRF Biographies », 1991, p. 358.
[26] P. P. Pasolini, « Projet pour un film sur saint Paul », dans Saint-Paul [1968], Caen, Editions Nous [pour la traduction française], 2013, p. 17. « Pourquoi ai-je l’intention de transcrire ce parcours terrestre dans notre durée présente ? Tout simplement pour rendre, cinématographiquement, de la façon la plus directe et violente, l’impression, la conviction de son actualité. En définitive, pour dire au spectateur, d’une manière explicite, sans même l’obliger à réfléchir, que "saint Paul est ici, aujourd’hui, parmi nous", et qu’il l’est presque physiquement, matériellement : que c’est à notre société qu’il s’adresse, que c’est sur notre société qu’il pleure, que c’est notre société qu’il aime, menace et pardonne, agresse et embrasse tendrement » (Ibid., texte repris dans R. de Ceccatty, Le Christ selon Pasolini, Paris, Bayard, 2017, p. 397).
[27] R. de Ceccatty, Ibid., p. 400.