Rossellini – Bergman :
l’invention du cinéma moderne

- Jean-Pierre Esquenazi
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Fig. 8. « La découverte de Naples », 1954

Fig. 9. « La révélation du monde », 1954

Cependant, d’un autre côté, Katherine s’ouvre à des incursions napolitaines qui la mettent en présence d’un univers qui tend à la bouleverser. Tout d’abord, les statues romaines du Museo archeologico nazionale di Napoli dont le réalisme et la franchise la fascinent, notamment les yeux et la jeunesse du « Jeune discobole ». La visite de la chambre de la Sibylle de Cumes, qui disait leur sort aux amoureux, des pentes du Vésuve et de ses émissions de continuelles de gaz, mais aussi la vision de Naples et des Napolitains, de ses innombrables femmes enceintes, de sa vitalité exacerbée, déconcertent Katherine : l’alternance entre sa démarche incertaine, son regard dérouté, parfois amusé, et ce monde qu’elle explore dessine la voie d’un passage vers un renouveau.

La dernière de ces visites sera la plus impressionnante. Juste après qu’Alex et Katherine ont décidé de divorcer, un ami italien les emmène sur le site de Pompéi où l’on est en train mettre au jour l’empreinte de deux corps saisis par les laves du Vésuve. Un long panoramique sur les ruines de la ville morte précède la vue du travail des techniciens. Les époux penchés en avant les observe, capté en contre-plongée par un point de vue analogue à celui du couple que l’on déterre. Leur attention s’avive encore quand apparaissent les crânes. La caméra s’approche des corps de plâtre à mesure que les détails sont révélés, comme leurs positions exactes au moment de leur mort. Katherine, bouleversée, fuit. Rejointe par Alex, ils traversent les ruines, silencieusement d’abord, accompagnés par la caméra. L’émotion s’éloigne, les querelles recommencent.

Ainsi, dans le même temps où elle devient étrangère à son couple, ajoutant une autre forme d’étrangeté à celles de Karen et d’Irene, Katherine s’ouvre à la singularité du monde italien, ses racines, sa nature étrange, ses coutumes, de même qu’Irene découvrait la dureté de la vie des déshérités et que Karen acceptait finalement les coutumes de Stromboli. Si elle l’Etrangère dans son monde intime, n’est-ce pas parce qu’elle est restée écartée du monde qui l’entoure [15] ?

Katherine et Alex repartent en voiture, mais sont pris dans l’attroupement provoqué par une procession religieuse. Ils parlent de leur vie désormais passée, du divorce. L’esprit caméra s’attarde sur les visages, soulignant notamment l’alternance de dureté et d’hésitation qui traverse celui de Katherine. La Rolls est bloquée, ils descendent de voiture. Ils observent la procession, la fanfare, les enfants en uniforme, les édiles, le passage d’une statue de la Vierge. Un long panoramique depuis leurs regards jusqu’au défilé, au-dessus de l'attroupement, mesure leur éloignement. Alex moque l’enfantillage des Italiens. Elle répond : « Les enfants sont heureux ». Ils sont dans un même gros plan. Elle tente un rapprochement, il la rabroue sèchement. Ils veulent retourner dans la voiture. Soudain, un mouvement de foule emporte Katherine. On se précipite, on crie : « Un miracle ! » Les plans se succèdent rapidement : Katherine entraînée, une femme qui lève les bras au ciel, Alex apercevant Katherine appelant au secours, l'assistance qui se rue. Alex s'élance, la rejoint, elle l’étreint. Ils sont maintenant au plus près du miraculé, du cortège, de la liesse collective. Ils sont incorporés, intégrés à la joie du peuple des « enfants ». Ils se retournent l’un vers l’autre, s’enlacent. En quatre-vingt-dix secondes, le récit s’est renversé, sa fin inéluctable s’inverse en son contraire.

De ce point de vue, Viaggio in Italia se conjugue avec Stromboli : tous deux s’achèvent par des miracles, si l’on en juge par le cours manifeste de leurs narrations. Mais celles-ci s’avèrent tramées d’un flux transversal qui lentement entaille ou altère le courant principal de telle sorte que la surprise n’en est une que pour le spectateur inattentif que nous sommes parfois. Tout se passe comme si, l’esprit caméra, poursuivant Karen-Irene-Katherine, est en même temps si méticuleusement attaché aux textures du monde, y compris les plus improbables (le « miracle » de la procession n’était en rien prévu, il est arrivé le jour du tournage), qu’il produit le dessillement de son héroïne rendu plausible par la disponibilité et la sensibilité de Bergman.

 

Le « modernisme » des Rossellini-Bergman films

 

En vertu de quelle définition peut-on prétendre que ces films « inventent le cinéma moderne », selon le mot de Bergala, et aussi selon la thèse de Gilles Deleuze au début de Cinéma 2 L’image-temps [16] (en fait, c’est à l’ensemble du cinéma néo-réaliste que le philosophe attribue ce rôle ; mais les films rosselliniens ont dans cette argumentation une place essentielle et je me permets d'oublier ici les autres). Il faut d’abord préciser quand et comment les films sont « modernes ». Pour plus de cohérence, je resterai deleuzien, et je dirai que le cinéma est moderne quand la question de nos liens avec le monde devient un problème, et même un problème urgent. Dans le chapitre sur « La pensée et le cinéma », Deleuze détaille le processus de disjonction dont le cinéma moderne serait le témoin : « [Elle] remonte à une rupture du lien de l’homme et du monde […] L’intolérable n’est plus une injustice majeure, mais l’état permanent d’une banalité quotidienne [17]. » Cette situation fait de l’homme un voyant : frappé par ce qui dans le monde est impensable, il lui faut « se servir de cette impuissance » pour dépasser sa perception en une vision nouvelle et recommencer à « croire à la vie [18] », reconstituer « la croyance à ce monde, notre seul lien [19] ». La modernité des films est attachée au filmage de cette crise et de ses implications.

 

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[15] Ainsi ne doit-on pas s’étonner du dénouement, comme l’ont souvent fait les critiques contemporains. La fin du film est sa conclusion la plus conforme au parcours du personnage.
[16] Ibid., pp. 7-9.
[17] Ibid., pp. 220-221.

[18] Ibid., p. 221.
[19] Ibid., p. 223.