Rossellini – Bergman :
l’invention du cinéma moderne

- Jean-Pierre Esquenazi
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Fig. 1. « L’étrangère de Stromboli », 1950

Avec ce film, Rossellini cultive les paradoxes. Pendant le tournage de son oeuvre la plus austère, il vit une folle aventure d’alcool et de débauche avec Anna Magnani [5]. Il essaie d’oublier le décès brutal de son fils [6] préféré en réalisant un film dont la mort d’un enfant est le sujet. L’émotion que pourrait générer Germania anno zero est rejetée, notamment parce que la caméra semble suivre sa propre direction, devenant un outil d’exploration. Il emploie des techniques venues du documentaire, mais en fait l’élément essentiel de la fiction. On comprend que la critique, si l’on accepte les jeunes gens des Cahiers du cinéma regroupés autour d’André Bazin, s’y soit quelque peu perdue.

De l’autre côté de l’Atlantique, Ingrid Bergman est devenue une énorme vedette hollywoodienne. Elle est d'abord sous contrat avec David Selznick, qui sélectionne scénarios et réalisateurs. Lors de ses premiers films, Dr Jekyll and M. Hyde (1941) et Casablanca (1942), son image de star sans maquillage, naturelle, séduit le public et enthousiasme la presse. Elle parvient à donner une profondeur psychologique inattendue à ses personnages, qui touche ses partenaires [7]. Partagée entre son mari médecin puritain et organisé, et une vie hollywoodienne débridée, Bergman passe de réalisateur à réalisateur en souffrant de ne pouvoir toujours choisir.

Après le calamiteux For Whom the Bell Tolls de Sam Wood (1943), elle trouve enfin un cinéaste qui l’emploie à sa juste valeur, Alfred Hitchcock. Elle tourne avec lui, entre deux navets sentimentaux Spellbound (1945) et Notorious (1946). « Ils avaient formé une équipe idéale […] lui modelant son personnage et son image avec un étonnant amour du détail, elle attentive à chaque nuance et illuminant chaque scène de sa maîtrise de soi et de son professionnalisme [8] ». Dans ces rôles hitchcockiens, l’actrice exploite toutes les tonalités de sentiment par lesquelles son personnage passe : les deux films sont un sommet de romanesque. Elle est d’ailleurs couverte d’éloges par la critique [9].

L’après-guerre, à Hollywood, est le début de la décadence des studios, des contrats à longue durée grâce auxquels sont contenues les ambitions des acteurs ou des réalisateurs. Comme beaucoup d’autres, Bergman prend ses distances, vis-à-vis de Selznick, mais demeure frustrée par les propositions et aussi par les modes de travail des Majors même si elle obtient des salaires mirobolants [10]. Quand elle voit Païsa, seule à New York, elle est enthousiasmée par la liberté et la simplicité du réalisateur. Ensuite, tout est pour elle affaire de tourbillon : Roberto Rossellini vit de rencontres, de projets aussitôt échafaudés et aussitôt abandonnés, de séductions et d’engagements aussi inébranlables que brefs. Il parvient à arracher Ingrid à ses déceptions hollywoodiennes et à son confort marital, pour l’entraîner dans l’improbable aventure de Stromboli, où les conditions de tournage sont plus que difficiles : douche de fortune, nourriture apportée par bateau, absence d’électricité, acteurs non professionnels dont certains n’ont jamais vu un film [11]. En outre, les méthodes du réalisateur, qui improvisent ses dialogues, alternent temps morts et travail intensif la surprennent et parfois la mettent mal à l’aise. Cet état d’inquiétude, d’anxiété est exactement la situation où Rossellini veut plonger son interprète afin de traduire au mieux les émotions de Karen.

 

Trois films

 

L’histoire qui est à la source de Stromboli est une anecdote racontée à Rossellini d’une part, et l’intérêt d’un cousin documentariste pour la vie sur l’île de Stromboli d’autre part [12]. Elle semble une rude entrée en matière pour Bergman qui doit jouer Karen, une personne déplacée, sauvée de l’internement par son mariage avec un jeune soldat italien inconnu, pêcheur dans l’un des coins les plus inhospitaliers d’Italie, la tanière d’un volcan encore en activité. De fait, l’enjeu du film tient à l’acclimatation ou mieux à l’acculturation de la jeune femme. Dès que le couple est arrivé sur l’île, la caméra se concentre sur le visage de Karen. Les plans généraux traitant les personnages comme les membres égaux d’un orchestre cèdent la place aux impressions et sentiments de l’héroïne. Lors de la marche depuis les bords de mer jusqu’à la maison d’Antonio, la découverte de l’île et de sa misère est référée au regard de la jeune femme. Après une première nuit sur l’île, le réveil est difficile : la caméra l’observe durant deux plans de près de deux minutes chacun tourner en rond dans la petite chambre, se heurter aux murs, crier, pleurer, gesticuler. On est très loin du regard amoureux et langoureux porté par Joseph von Sternberg mettant en scène Marlene Dietrich ; l’analogie est plutôt à chercher du côté du laborantin qui étudie le comportement d'une souris dans sa cage. Karen est littéralement poursuivie par la caméra, rien moins que tendre. Ingrid Bergman se plaignait d’ailleurs de l’attitude de son amant : « Il n’y avait pas de collaboration sur ses plateaux [13] ». Les plaintes d’un nourrisson se font entendre. Karen, après avoir caché dans un geste dérisoire les maigres économies de son mari sous son oreiller, part à sa recherche. Nous la voyons d’abord en gros plan, éblouie par le soleil, les yeux fermés titubant ; puis, après un fondu enchaîné, elle est filmée en plongée et en plan général errant dans le labyrinthe du village, toujours s’efforçant de trouver le bébé en pleurs. Elle se hâte, éperdue, égarée, désemparée. Pendant plus d’une minute, la caméra, ou plutôt l’esprit qui l’anime, escorte impitoyablement l’ambulation accablée de Karen. Immédiatement, elle devient l’Etrangère : une posture d’étrangère hautaine, déniant l’humanité de ceux avec lesquels elle vit, se proclamant seule humaine.

Un couple cinématographique se forme : l’esprit caméra rossellinien et la figure d’une femme déracinée, désacclimatée composent une circulation infernale, la seconde cherchant désespérément une place dans le cadre, le premier la talonnant, la pressant. Aucun hors-champ n’est accessible à Karen (ce qui sera également le cas pour Irene dans Europa ’51 et pour Katherine dans Viaggio in Italia), elle doit faire face à une situation intenable, dont aucun contexte ne livre la clé : ce que Deleuze dans Cinéma 2 : L’image-temps nomme une « situation optique et sonore pure [14] ». C’est ce couple qui, non pas constitue la forme des films Rossellini-Bergman, mais qui les forme : il est l’instrument de leur composition.

 

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[5] T. Gallagher, Les aventures de Roberto Rossellini, Paris, Léo Scheer, 2005, p. 333.
[6] Ibid., pp. 284-286.
[7] D. Spoto, Ingrid Bergman, op. cit., p. 110.
[8] D. Spoto, Hitchcock : la face cachée d’un génie, Paris, Albin Michel, 1983, p. 323.
[9] D. Spoto, Ingrid Bergman, op. cit., p. 196.
[10] T. Gallagher, Les aventures de Roberto Rossellini, op. cit., pp. 350-351.
[11] Ibid., pp. 446-447.
[12] Ibid., pp. 351-352.
[13] Ibid., p. 447.
[14] G. Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps, Paris, Seuil, 1983, p. 8.