Rossellini – Bergman :
l’invention du cinéma moderne

- Jean-Pierre Esquenazi
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Fig. 2. « La détresse », 1950

Fig. 3. « La paix », 1950

Fig. 4. « L’étrangère d’Europe 51 », 1952

Fig. 5. « Découverte du monde », 1952

Fig. 6. « L’impuissance face à la mort », 1952

Fig. 7. « L’étrangère de Voyage en Italie », 1954

Karen passe ensuite par une succession d’étapes qui sont autant d’épreuves, que je ne peux pas énumérer ici. L’une d’entre elles, très célèbre est celle de la pêche au thon. Karen vient y assister pour plaire à son mari. Bientôt les hommes tirent sur les filets et assomment les gros poissons pris au piège à grands coups de batte. La mer est sanglante, Karen est aveuglée par le soleil, l’eau qui gicle, les thons qui meurent. Enfin, enceinte, elle prévoit de s’enfuir en escaladant la montagne qui mène au volcan afin de gagner le village qui se situe sur l’autre versant. L’esprit caméra l’attend sur les pentes que la jeune femme gravit avec peine, traînant son sac et sa valise. Etouffée par la fumée dégagée par le cratère, étreinte par la végétation, elle abandonne ses paquets, toujours sous l’œil inexorable de la caméra. Elle se hisse encore, jusqu’à ce que son horizon soit entièrement obstrué par vapeurs et nuages. Karen est perdue, géographiquement comme moralement. Oppressée, exténuée, épouvantée, elle parvient devant la bouche du volcan. La caméra la cadre en gros plan de face, sans lui laisser d’échappatoires. Elle semble vouloir se jeter dans la gueule fumante. Elle sanglote, puis finit par s’endormir. Elle s’éveille dans le calme d’une nuit étoilée : étourdie par tant de beauté, le ciel pur, la terre noire constellée d’éclats argentés. Elle décide de faire fi de son arrogance, de rentrer au village auprès de son mari, de lui donner son enfant, de demeurer auprès de cette population qu’elle méprisait.

 

Le récit d’Europa ’51 est lumineux. Une grande bourgeoise s’apprête à recevoir ses invités et n’a guère de temps à consacrer à son fils. Ce dernier se jette du haut des escaliers. Il meurt et Irene ne s’en remet pas. Comprenant qu’elle a vécu dans une bulle, elle commence à parcourir Rome et ses alentours ouvriers. Impuissante à soulager la misère ou même à communiquer, elle découvre qu’elle ne peut que rester, demeurer. Dès le début du film, nous retrouvons le tandem que forment la caméra rossellinienne et le personnage joué par Ingrid Bergman : Irene s’affaire pour se préparer et la caméra l’observe. Elle est cette fois parfaitement à son aise, et ce sont au contraire son mari (Alexander Knox), qui s’en accommode, et surtout son fils Michele (Sandro Franchina) qui sont en trop dans le cadre, repoussé par l’impétueuse Irene, comme soumis à une force centrifuge. Le jeune garçon finit par s’asseoir juste devant l'objectif, laissant l’agitation derrière lui. Abandonné par sa mère, il fait mine sous nos yeux de s’étrangler avec un cordon avant de quitter les lieux, un moment suivi par la caméra, dont l’intérêt contraste avec l’aveuglément d’Irene.

Après la mort du jeune homme et un temps d’abattement, la mère éplorée se confie à son cousin communiste, Andrea. Grâce à lui, elle aperçoit la pauvreté, la banlieue. Elle passe une journée dans une usine, qu’elle découvre avec effarement. Nous l’observons qui s’approche avec la foule des employés. Elle est une silhouette parmi d’autres, puis un visage altéré par le bruit et la fureur, les sifflements aigus, les grondements lourds. Nous devinons, à travers son regard, un réseau d’énormes canalisations dentelées, un labyrinthe d’escaliers et de couloirs, des chaînes mécaniques transportant et coupant des rouleaux de papier. On est proche de Metropolis (1927, Fritz Lang) ou, dans un autre genre, de Modern Times (1936, Charlie Chaplin). L’esprit caméra s’attarde sur des ombres qui passent lentement, ou sur l’architecture infernale de l’usine. Une image d’Irene en plan général, en plongée, se tournant et se retournant sur elle-même s’apparente à celle de Karen dans les méandres du village de Stromboli. Mais ce n’est plus Karen prise au piège et se rebellant, mais Irene offrant son visage défait à un pandémonium machinique. De l’un à l’autre film, la révélation de la réalité sociale se substitue à celle de l’île volcanique. Dans les deux cas, l’esprit caméra fait coexister, au moyen du lien établi avec les personnages interprétés par Bergman, le réel comme fait et le réel comme monstre colossal.

Irene est donc une autre sorte d’Etrangère. Le décès de son fils la plonge dans la souffrance. Puis elle part à la rencontre d’un monde, qu’elle découvre hostile, inhospitalier, inattentif. Alors elle se redresse, pour donner naissance à un mince territoire où autrui est le bienvenu, où vivre, ou mourir, devient possible. Ainsi demeure-t-elle auprès d’Inès la prostituée (Teresa Pellati). Irene la croise une nuit d’errance et la ramène chez elle. Mais Ines est en train de s'éteindre. Irene ne la quitte plus et reste dans son étroite chambre. L’esprit caméra s’attarde sur son désarroi, son visage tordu, son affolement. Cependant, elle ne fuit pas, ni l’événement en lui-même, ni sa fatalité inexorable. Parfois, elle tourne dans la pièce comme si elle cherchait à s’échapper, mais revient toujours regarder en face la jeune mourante. Elle oppose désespérément sa seule présence, non comme un remède, mais comme accompagnement.


Viaggio in Italia est réalisé deux ans plus tard. Bergman est cette fois Katherine Joyce, qui voyage du côté de Naples avec son époux Alex (George Sanders) à la suite d’une affaire d’héritage. Rien ne se passe vraiment, sauf que le mariage se délie progressivement, que le couple bataille à propos des motifs les plus puérils. L’héroïne est soumise à deux mouvements contraires : d’une part, elle se rétracte, se recroqueville, au fur et à mesure que s’enveniment ses disputes avec Alex. Ce rétrécissement n’est jamais aussi sensible que lors du filmage de ses deux déplacements depuis la villa qu’elle occupe jusqu’à Naples. Tous deux sont cadrés en gros plan, exactement de face, la caméra ne la quittant pas « des yeux ». Durant le premier, qui la mène à sa première visite de la ville, elle a conservé ses lunettes de soleil, mais reste parfaitement expressive : ses lèvres se serrent, son menton s’avance ; elle murmure des injures, hoche brusquement la tête. Elle jette des coups d’œil et de klaxon destinés aux Italiens indisciplinés qui passent à proximité de sa Roll Royce et qu’elle ne semble pas vraiment distinguer même si l’esprit caméra s’y attarde parfois. Elle finit par parler toute seule, ressassant son amertume envers son époux. La seconde fois, un quart d’heure de projection plus tard, tandis qu’Alex l’a délaissée pour rejoindre des amis à Capri, elle roule sans ses lunettes, mais est de plus en plus agitée. Elle multiplie les mimiques et les soliloques, défiant son mari à distance : « il croit que je vais céder, lui courir après… ». Son enfermement dans des pensées étroites, fébriles, presque enfantines, est rendu presque palpable par la proximité de l’esprit caméra.

 

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