Etalon mémoriel : la place de l’autoportrait photographique dans I-Box (1962)
de Robert Morris et OPALKA 1965/1 - ∞
de Roman Opalka

- Elisabeth Amblard
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Geste inaugural, Opalka dépose sur la toile le signe 1. Il confie à H. Legros : « je pose le 1 comme les Grecs qui ne considéraient pas seulement le 1 comme un chiffre mais comme le signe de l’unité » [54]. Ce 1 condense ce qui suit : « […] je me suis imaginé que le un peut tout dynamiser comme un big-bang » [55] dit R. Opalka. Ce moment-là est originaire. Il signale une nouvelle ère ; il génère un nouveau système de datation, se formulant en manifeste : « une seule date, 1965 » exclusive, comme un an I révolutionnaire, à laquelle se réfère tout ce qui suivra pour éreinter définitivement l’« épingle arbitraire sur un calendrier » [56]. Tous les détails de R. Opalka ont un même radical, changent le suffixe, le premier et le dernier nombre inscrits/peints sur la toile [57].

Si on peut dire que R. Opalka peint un big-bang continué, le peintre le fonde sur sa vie même. Il peint sa vie durant, manifestation indicielle du temps nécessaire écoulé. En 1998, l’artiste synthétise, avance et confirme :

 

Ma démarche, fondée sur la durée de ma propre existence – d’artiste – a tous les aspects d’un égocentrisme exacerbé, mais pourtant elle est avant tout universelle : je ne raconte pas ma vie, mes rêves, mes fantasmagories, je n’illustre rien, je ne suis pas l’anecdote, je manifeste l’émotion de vie, j’exalte la peinture, la verticalité du peintre – la verticalité de l’homme [58].

 

R. Opalka se place explicitement comme la source vitale de sa démarche. Il détaille son ambition et souligne « la verticalité de l’homme » [59], de l’homme vivant, de l’homme en activité, verticalité si prégnante dans l’œuvre de Robert Morris, particularité partagée du genre humain. Aristote, dans Parties des animaux n’indiquait-il pas : « Seul, en effet, de tous les animaux, l’homme se tient droit en ayant la tête dans l’axe de l’univers » [60] ?

Ainsi sommes-nous debout devant l’œuvre de R. Opalka qui spécifie des mentions prescriptives : au mur, le milieu des Détails Photos doit être à cent-soixante/cent-soixante-dix centimètres de hauteur [61], au niveau du regard. Les yeux dans les yeux.

 

Robert Morris et Roman Opalka organisent des face-à-face entre des êtres debout. Aussi ces œuvres, autoportraits projectifs, interrogent-ils la possible propension du singulier à établir une relation à l’autre, et à l’universel. Ils déclenchent un phénomène d’identification.

Opalka s’intéresse au miroir :

 

(il) devient intéressant : par l’intermédiaire de l’image réfléchie, nous entrons en communication avec le monde extérieur. Il se produit un transfert au cours duquel nous avons tous, ne serait-ce qu’un court instant, l’émotion d’être. Si je photographie mon visage, c’est pour donner à voir cette émotion, la vérité incontournable créée par le temps [62].

 

Se vérifie donc la propension plurielle des autophotographies à saisir la muabilité des traits de l’artiste, essence et symptômes mêmes de la vie, à la manifester dans le reflet, un extérieur à soi, la rendant ainsi tangible et partageable. Car le miroir est la surface polie fascinante, celle qui peut renvoyer à l’identique (bien qu’inversé) ce qui s’y mire. « Et depuis le début, mes Détails peuvent se voir comme un miroir, comme un fond de réflexion » [63]. Retenons cela, les autophotographies sont les clés d’une compréhension globale de l’œuvre.

Dans le regard du spectateur le Détail, l’autoportrait photographique s’actualise. Le spectateur alors endosse en quelque sorte, la peau éphémère de Roman Opalka, qui est aussi la sienne. Il rencontre le « je » autre dans l’empreinte autophotographique de Robert Morris. L’expérience et l’émotion transitent et se transfèrent.

Néanmoins, comme des images rémanentes, celles des artistes persistent, s’inscrivent dans la mémoire, dissipation lente répondant peut-être, en contre-point ambigu, à l’instantanéité du médium argentique. Les autoportraits retournent aux vies des artistes, un moment partagées. En sera-t-il toujours ainsi ? Certainement, si l’on en croit Walter Benjamin qui décrit, dans La petite histoire de la photographie, l’irréductible différence entre la peinture et la photographie. En effet, en ce qui concerne la peinture, pendant quelques décennies, la curiosité permet d’identifier les individus, sujets des portraits peints, puis cet intérêt s’éteint tandis que « la photographie nous confronte à quelque chose (…) de singulier (…), quelque chose qu’on ne soumettra pas au silence, qui réclame insolemment le nom de celle [ou de celui] qui a vécu là, mais aussi de celle [ou de celui] qui est encore vraiment là » [64].

Aussi, dans ces territoires temporels (en ce qu’un territoire est le propre du vivant, parcouru, arpenté, découvert pas à pas), si l’une et l’autre de ces œuvres examinent la solubilité de l’individuel, du « sujet » de l’image dans le nombre (des photographies, des chiffres) ou dans le signe conventionnel (lettre ou mot), en contrepoint (et inversement), elles questionnent la résistance de l’homme singulier, engageant la force et l’évidence de l’ancrage autobiographique qui les fonde.

 

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[54] H. Legros, « Roman Opalka, une vie de chiffre », art. cit., p. 11.
[55] B. Noël, Le Roman d’un être, Op. cit., 24 février 1996, p. 143.
[56] Ibid., p. 137.
[57] « Comment dater le détail alors qu’il continue je le désigne par le premier et le dernier nombre » (B. Noël, « Détails », art. cit., p. 51 : 23 avril 1985).
[58] Roman Opalka, texte écrit en février 1998, introduction du livre de Catherine Desprats-Péquignot, Roman Opalka, une vie en peinture, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 10.
[59] Nombreux sont les moments où R. Opalka revient sur cette verticalité essentielle du peintre : « je dois dire que j’ai remis les peintres debout et qu’à partir de la verticalité commence la pensée pour le peintre son tableau est le monde et il est vertical devant lui » (B. Noël, « Détails », art. cit., 24 février 1996, p. 91).
[60] Aristote, Parties des animaux, I, 12, 495a 3.
[61] Règles d’installation à lire sur le site officiel de l’artiste
[62] H. Legros, « Roman Opalka, une vie de chiffre », art. cit., p. 12.
[63] Ibid.
[64] W. Benjamin, Œuvres, Tome II, Paris, Gallimard, 2007, p. 299.