Etalon mémoriel : la place de l’autoportrait photographique dans I-Box (1962)
de Robert Morris et OPALKA 1965/1 - ∞
de Roman Opalka

- Elisabeth Amblard
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A partir de 1972, apparaissent les photographies. Impassible, après chacune des milliers de séances de son travail de peintre, R. Opalka, « prend la photographie de [son] visage devant le Détail en cours » [22], tel est son programme. Ainsi l’artiste complète le dispositif avec des autoportraits photographiques en noir et blanc sur papier, de 24 par 30,50 cm. Chaque portrait, cadré sur son visage, se veut le plus neutre possible.

Et puis il y a les cartes de voyages. Jamais R. Opalka ne suspend son œuvre. Lorsqu’un voyage s’annonce, il termine toujours le Détail, la peinture en cours, et continue d’inscrire la suite des nombres à l'encre noire, sur un papier à lettre ordinaire, de format A4. Il déclare le 23 avril 1985/2 :

 

j’ai inventé les cartes de voyages pour me supprimer toute possibilité de fuite/un voyage pourrait être l’occasion de ne rien faire/j’y poursuis au contraire mon concept avec ces cartes et la dernière en cours doit être terminée avant que je me mette ici à un nouveau détail/ il ne doit pas y avoir interruption du processus/ les peintres décident quand leur tableau est terminé /ce n’est pas moi qui déciderai mais la vie […] [23].

 

On peut dater l’arrêt de cette pratique au début des années 90 : « je n’ai pas compté les cartes de voyages, mais je n’en fais plus » dit-il le 25 février 1996 [24].

Quoi qu’il en soit, R. Opalka met en place un continuum à la fois spatial et temporel. Inscrite dans le réel, sa démarche ne se laisse pas réduire par des conjonctures, elle les absorbe. Il étend son territoire ; celui-ci peut être l’atelier, où il peint les Détails, celui-ci peut être hors de l’atelier. En quelque sorte, rien ne le stoppe ou ne limite son concept. Nommés « cartes », emprunt au latin classique charta dont la signification est « papier sur lequel on écrit », ces petits et commodes formats de voyage nous renvoient à une conception géographique et à un déplacement. Elles sont comme les supports de relevés de la terre fondant une image, cette terre, cet espace commun à chacune des formes qu’adopte OPALKA, 1965 - ∞. Il ne s’agit pas pour R. Opalka de confondre mobilité géographique et mouvement sur le territoire propre de son œuvre entier qui est son espace même. Le 30 avril 1990, il confie à Bernard Noël son inquiétude principale :

 

ce que je fais est le portrait d’une vie/quand je termine un détail ou une carte de voyage j’ai peur d’exploser/peur de mourir car dans cet instant je suis dehors c'est-à-dire hors de chez moi hors de ma peau /tant que rien n’est commencé je ne suis pas là/dès qu’un nombre est tracé ça va mieux/même/si c’est encore trop peu il me faut une ligne pour être de retour en moi/c’est très corporel très organique […] [25].

 

Son milieu de vie est celui de son activité d’artiste. R. Opalka poursuit, sans répit, l’écriture de nombres. Pour lui, ils sont tels des pas, des appuis, des bases, qui formulent le temps et le mouvement : « Quand je peins, je ne pense pas aux nombres, comme un marcheur ne pense pas à ses pas. Je peins la durée » [26].

L’analogie du marcheur, c’est aussi celle de la promenade, dimension spatiale nodale dans l’œuvre de l’artiste : « mon travail (dit-il) je le compare souvent à une promenade tout à fait relax/sans se presser/une lente promenade de haut en bas puis latéralement » [27]. Promenade dont, quelques temps plus tard, R. Opalka précise encore le tempo. Il n’est « pas dans le jogging /la précipitation/il faut s’arrêter et miser sa vie/c’est la vie et elle seule qui vaut la vie non pas l’imitation de la jeunesse » [28]. La durée implique l’acceptation du temps écoulé.

 

L’écriture et la graphie, le langage et le récit

 

Largement pressentie, la relation des œuvres I-Box et OPALKA, 1965 - au récit est à préciser : en quoi relèvent-elles d’une possible « exposition d’une suite de faits et d’événements » [29] ? Certes Roman Opalka et Robert Morris sont des artistes, non des écrivains. Néanmoins, l’un et l’autre manient les signes, ceux du langage, de la langue et de l’écriture aussi – dans le sens d’une graphie – que l’on saisit tous ensemble dans les œuvres.

Là où R. Morris frappe une seule lettre, R. Opalka aligne une suite sans fin de chiffres en nombres. « I » [ai] : R. Morris décoche une lettre dans une typographie toute proche si ce n’est celle même du modèle « courier » fréquemment répandu des machines. « I », petit coup de marteau sonore. Chez R. Morris le « I » est la concentration même, une seule lettre pour un mot, une lettre qui résonne. Elle est à la fois un phonème, et un sens complet, plein, une unité sémantique. Je vois « I » (et non « I » [i], je traduis aussitôt ce « I » ([ai]) en « Je »), j’entends « I » [ai], parce que, donné à voir, je le reconnais, en tant que signe dans un environnement anglophone. Et parce qu’il est lettre, je le lis au minimum intérieurement. J’ai déjà envie de noter, que cette lecture, quasiment imposée, participe de mon intégration, moi spectateur, à l’œuvre.

Un phénomène très proche advient devant un Détail de R. Opalka. Les chiffres s’associent en nombres, espacés les uns des autres. Les blancs qui les entourent les désignent comme entités. Ligne après ligne, débutée en haut à gauche à chaque nouveau détail, s’enchaînant de haut en bas, comme on écrit en Occident, la suite croissante des entiers entraîne, de fait, une orientation, un sens de lecture, une progression selon une logique. Les nombres, R. Opalka les écrit, les peint, les représente sur la toile. Graphie, geste et représentation. Comme tels ils sont reconnus, potentiellement lisibles, cela avec une direction de lecture qui, en second, suit le parcours de l’écriture première.

 

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[22] Ibid.
[23] B. Noël, « Détails », art. cit., p. 54.
[24] B. Noël, Le Roman d’un être, Op. cit., p. 179. « Jusqu’en 1992, lorsqu’il voyageait, il ne s’interrompait de peindre que pour dessiner ses cartes de voyage, à l’encre sur papier » écrit Ch. Savinel (« Opalka ou l’éthique de l’assignation », art. cit., p.6).
[25] B. Noël, Le Roman d’un être, Op. cit., p. 68.
[26] Cité sur le blog de Jacques Poullaouec.
[27] B. Noël, « Détails », art. cit., 1er mai 1990, p. 54. L’artiste poursuit cette idée le 2 mai 1990 : « une longue marche vous épuise mais elle vous porte aussi » (B. Noël, Le Roman d’un être, Op. cit., p. 118).
[28] B. Noël, « Détails », art. cit., 24 février 1996, p. 87.
[29] E. Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, p. 1207.