Etalon mémoriel : la place de l’autoportrait photographique dans I-Box (1962)
de Robert Morris et OPALKA 1965/1 - ∞
de Roman Opalka

- Elisabeth Amblard
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Lorsqu’il s’agit d’accrocher un ensemble d’autoportraits d'une même époque dans lesquels le vieillissement du visage est imperceptible, entre chacun d’eux l’intervalle indiqué sera d'une largeur d'environ 2,6 cm, celle du pouce de R. Opalka. Et la dimension des tirages de ces autoportraits photographiques, noir et blanc sur papier, 24 x 30,5 cm n’est certainement pas sans correspondre à une image à l’échelle du visage réel. La voix qui énonce les nombres ne peut être celle d’un autre. Quant à l’écriture même des nombres, à la main, personne ne saurait se substituer à R. Opalka ; le geste, la peinture sur la toile ne peuvent se dissocier de l’artiste. Sa qualité performative est indéniable. En 1992, répondant aux questions d’H. Legros, l’artiste exprime explicitement l’impossibilité de déléguer son travail à un autre :

 

Personne ne pourrait le faire, ni physiquement, ni mentalement. Il faut avoir conçu le principe pour arriver à cette détermination de consacrer sa vie à un tel projet. Ce n’est pas une démarche facile : elle est contraire à toute idée de délégation dans l’exécution parce qu’il y a une telle mise en corps que personne, s’il a pris conscience du concept, ne peut entrer dans ce travail pour y apposer ne serait-ce qu’un seul chiffre et parce qu’il y a un seul corps, un seul geste qui pouvait mettre en mouvement cet univers et le conduire : je suis ce mouvement [51].

 

Dans l’inscription de la suite des nombres, rien d’une mécanique, la mise en œuvre est une mise en corps.

 

La part d’autoportrait en question

 

Là débute un mouvement oscillatoire. Il est facile de saisir l’œuvre de R. Opalka comme une extension. L’autoportrait ne se limite pas aux photographies, il est l’œuvre elle-même, dans son entier, dans l’adéquation adhérente de la vie et du geste artistique biographique. Régulièrement, pourtant, R. Opalka vise une portée dépassant la singularité de son cas. Nous permet de l’affirmer le choix du titre du volume rassemblant les propos recueillis par B. Noël. Celui-ci propose Le Roman de Roman. « Non, dit Opalka, Le Roman d’un être, me paraît plus juste ». Dans la première proposition, par une parfaite duplication, réitérant la majuscule qui rend la forme particulière générale, « Roman » joue de l’homonymie entre le prénom de l’artiste et la pièce textuelle, en une forme tautologique. Conservant le « R » majuscule, la proposition de R. Opalka reprend le jeu homonymique et le détourne en partie. ll le complète, en associant un seul mot, en minuscules, « être », porteur lui-même de deux natures, à la fois nom commun et verbe d’état que l’on peut comprendre dans son déploiement temporel. Celui-ci, d’ailleurs, déborde du singulier pour tendre à un caractère partagé.

Peut-être cela est-il comparable à ce qui se produit dans le « je », qui me désigne moi particulièrement et qui se prête au jeu de désigner également quiconque l’emploie. Le « je » est pronom personnel. Il est à ma place dans la langue. Rien de moins que le sujet à la première personne du singulier. Il est aussi partagé de tous. Deux lettres minuscules, en français, ne s’autorisant de majuscule qu’à l’égal de tout autre mot en début de phrase. Fonctionnant par-delà les frontières linguistiques, le « I » anglophone est un peu différent : très particulièrement en anglais, le I est toujours majuscule, pronom et nom propre, pronom propre, en ce sens, attaché doublement au général et au singulier. Il permet à tout locuteur de se symboliser dans l'élément du langage.

On sait que cela produit gain et glissement → « Je m'identifie dans la langue » ; et même si cela engage aussi une perte : → « Je m'identifie dans la langue, mais seulement en me perdant moi-même dans cela comme objet » comme le note Maurice Berger [52].

 

I/je : Sujet/ objet ? Une identification en marche, un « I/je » partagé

 

Quand je me trouve, spectateur, devant le « I » de l’I-Box, dans sa forme à la fois visuelle, plastique et textuelle, une part d’identification est immédiate. Interrogative et immédiate, quel est cet « I » devant lequel Morris me place ? Opaque, rose (épidermique ?), la porte est fermée. Cette œuvre provoque une pulsion scopique. Je veux voir ce qu’il y a derrière la porte. Levant l’interdit de la manipulation de l’œuvre, porte entrebâillée puis ouverte, c’est face à l’autoportrait de Robert Morris que je me trouve. La curiosité aiguisée balaye la photographie. C’est donc lui, Robert Morris. Lui en 1962. Aussi cet « I », c’est aussi lui. Et moi, en 2019 Quelque cinquante-quatre ans plus tard. Le « I » serait comme un seuil entre lui et moi. Formulation transitive et signe partagé. Cet autoportrait pourrait-il être aussi le mien ? Via le « I », ce dispositif procède de l’image spéculaire. Une remarque renversée des « Notes sur la sculpture » de R. Morris abonde dans cette orientation de proximité. Il écrit en 1966 : « La majorité de la nouvelle sculpture attribue une valeur positive à de grandes dimensions. C’est une des conditions qui sont nécessaires pour éviter le mode intime » [53]. I-Box, c’est une boîte de 48,3 x 32,4 x 3,5 cm qui invite à s’approcher pour un échange individuel, qui, par ses dimensions modestes, suscite justement le mode intime.

 

J’aimerais, en un premier élément de conclusion, émettre une hypothèse qui consiste à poser une forme de contigüité sémantique entre les signes : I = I = 1. Aussi, jusqu’alors traduit par « Je », en tant que signe, le I de R. Morris pourrait aussi être un 1, traduction moderne du I des chiffres romains, lui-même évolution de la barre verticale, marque graphique élémentaire (celles des dessins 37 minutes 3879 strokes et 14 minutes), simple bâtonnet servant au comptage. La signification 1 et la signification « je » se rejoindraient et se combineraient ici, dans cette superposition. Cet « un » est le point de départ, il est aussi la forme de la représentation de l’unité, peut-être aussi de l’individu.

 

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[51] H. Legros, « Roman Opalka, une vie de chiffre », art .cit., p. 13.
[52] « I identify myself in language, but only in losing myself in it like an object » (M. Berger, « Wayward landscape »,catalogue de l’exposition Robert Morris-The mind/body problem, Op. cit., p. 28).
[53] R. Morris, « Notes sur la sculpture », 1966, article publié pour la première fois dans Artforum. Cité dans Art conceptuel-formes conceptuelles, catalogue d’exposition, Paris, Galerie 1900-2000, 1990, p. 282.