Anges et damnés au purgatoire de l’écran

L’Enfer de Dante et les Sonnets de Shakespeare
revisités par les cinéastes-peintres Derek
Jarman (The Angelic Conversation, 1985)
et Peter Greenaway/Tom Phillips
(A TV Dante, 1989)

- Nicole Cloarec
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Fig 10

Fig. 10. D. Jarman, The Angelic Conversation, 1985 loupe

Fig 11

Fig. 11. D. Jarman, The Angelic Conversation, 1985 loupe

Or le film que Derek Jarman consacre aux Sonnets de Shakespeare est également comme hanté par le fantôme de Muybridge. The Angelic Conversation est tout entier construit sur une vitesse de défilement « aberrante », selon une technique qui consiste à filmer en super 8 à une vitesse de seulement 3 ou 6 photogrammes par seconde et de projeter le résultat à la même vitesse ralentie, produisant un effet proprement onirique. Cette projection est ensuite refilmée sur support vidéo dans le but de retravailler les couleurs et les textures à l’aide de filtres et autres contrôles électroniques. En dernier lieu, la vidéo est transférée sur film 35 millimètres, entraînant une dégradation voulue de l’image qui perd en netteté, rend les contours aléatoires, comme si la matière colorée excédait la ligne d’un dessin virtuel. Ce procédé permet à Jarman de traiter la pellicule comme une toile de peintre et d’élever des mouvements anodins en formes quasi abstraites et poétiques, à l’instar d’une flamme de bougie qui semble s’envoler comme une colombe. Les effets de ralenti et de saccades rendent ainsi la perception du monde problématique, non plus acquise mais comme résultat d’un processus d’immersion.

De façon ironique, le projet de Derek Jarman d’adapter un classique de la poésie est né du dépit que le cinéaste a ressenti de ne pas avoir été retenu pour adapter L’Enfer de Dante [28]. Mais le parti pris que le cinéaste adopte dans le choix des sonnets retenus est radicalement anti-narratif : il ne cherche nullement à reconstituer une trame narrative mais veut offrir une lecture personnelle par associations visuelles. Ce faisant, il allie une relecture politiquement engagée selon laquelle les Sonnets, dans leur célébration de l’amour homo-érotique, participent de la culture queer [29] et une vision proprement lyrique, au sens d’une expression des sentiments intimes, Jarman recyclant en partie des images d’archives personnelles.

Le film est ainsi conçu comme un voyage spirituel, sorte de pèlerinage, tel qu’il est évoqué dans le Sonnet 27, à travers l’obscurité, le brouillard et la nuit, vers la lumière et la renaissance évoquée par des images d’ablutions. Si une maison élisabéthaine côtoie des symboles de l’ère industrielle tels qu’une station radar et des voitures incendiées, le film, tourné en décors naturels, échappe à tout repère spatio-temporel mais est dominé par les quatre éléments à travers la terre et les minéraux d’une carrière de pierre et d’une grotte, l’eau du littoral côtier, les nombreuses flammes et feux et l’air rendu visible par des nuages de fumée et de poussières. Au sein de ce décor, deux hommes, tout d’abord isolés, traversent une sorte de désert, se rencontrent puis sont à nouveau séparés. Ce cheminement, où la tension dramatique ne se joue que dans la distance et le rapprochement des corps, n’est accompagné d’aucun dialogue, laissant une grande place aux bruitages de sons naturels qui alternent avec un accompagnement musical électronique et la lecture de quatorze Sonnets, dont l’ordre a été remanié, par Dame Judi Dench [30].

Le choix d’une voix féminine vient ainsi en contrepoint de l’imagerie homo-érotique mais on aurait tort d’y voir une référence à la « Dark Lady » à laquelle les vingt-huit derniers Sonnets sont adressés, instaurant un triangle amoureux dramatisant trahison et pardon, différences sociales et sexuelles. Jarman explique qu’il a choisi une voix féminine pour éviter de donner voix à l’un plutôt qu’à l’autre mais au contraire pour placer les deux hommes en position interchangeable de sujet et d’objet du regard, du discours et du désir [31]. La citation en épigraphe des deux premiers vers du Sonnet 151 : « Love is too young to know what conscience is / yet who knows not conscience is born of love » [32] est à cet égard doublement révélatrice : d’une part elle témoigne d’une volonté de recourir à une exploration de la conscience qui n’ait pas recours à des outils d’analyse rationnelle ; d’autre part sa structure en chiasme annonce l’effet de miroir que le film met en scène entre les deux jeunes hommes qui se ressemblent étrangement [33]. Cette union de corps semblables participe ainsi pleinement de la structure réflexive des Sonnets qu’illustre encore l’usage fréquent de la tautologie employée pour célébrer la particularité de l’être aimé. Dans le film, elle se double par l’emploi récurrent de miroirs dirigés vers la caméra et dont le reflet envahit l’écran (fig. 10), que soulignent encore le face à face d’un des hommes avec son ombre, comme luttant contre elle, et le plan de l’homme embrassant son propre reflet (fig. 11).

Certes les deux hommes sont à nouveau seuls à la fin du film, après leur brève réunion, mais c’est davantage en écho au début, selon la structure circulaire propre aux Sonnets. Car le thème majeur du film est bien le temps, la perte inexorable qu’il entraîne et la victoire ambiguë de la poésie et de l’art. De même que les vers des Sonnets célèbrent à jamais la beauté de l’être aimé, le film opère comme un écrin préservant l’image intemporelle de la beauté des êtres filmés. Et de même que l’ironie réflexive des Sonnets concède volontiers des limites de son art, la technique adoptée dans le film, alors qu’elle mime une suspension du cours du temps, ou du moins une maîtrise de son écoulement, ne saurait agir sur lui [34]. C’est précisément le sens du dernier sonnet cité dans le film, le Sonnet 104, qui, tout en feignant de suivre la tradition du sonnet pétrarquéen célébrant la beauté éternelle de l’aimé/e, explique que le poète a pu se tromper, s’illusionner car ce qu’il perçoit n’est pas l’être qu’il chante mais sa représentation [35]. La scène finale, construite en montage alterné entre le visage d’un des deux hommes, plongé dans un bosquet de fleurs, et les plans du second nageant dans l’eau illustre l’incertitude du statut même de ces images : faut-il accorder le même statut aux deux séries d’images ? Ou l’une ne serait-elle pas l’image rêvée de l’un par l’autre ? Le film s’arrête alors sur le dernier mot du poème, « dead » [36], alors qu’à l’écran l’image du visage du premier homme se fige. Cette fin en suspens est donc des plus ambiguës car si elle arrête le flux de la projection comme pour immortaliser l’image de l’homme, elle ne peut manquer d’évoquer l’immobilité de la mort. De fait, alors que le film s’ouvrait par le bruit mécanique d’une horloge, il se conclut, après le Sonnet 104, par le son d’une cloche qui sonne comme un glas juste avant l’arrêt sur image sur le visage de l’homme.

Cependant, la dissociation continue entre la voix off et les images, parce qu’elle empêche tout ancrage acoustique des corps, les prive de fait d’une véritable inscription dans l’espace comme dans le temps ; les corps filmés apparaissent ainsi comme les apparitions évoquées dans les Sonnets, peuplant un monde irréel aux couleurs désaturées, où espace et temps échappent à toute logique rationnelle pour n’être gouvernés que par celle du rêve et de l’imaginaire. Au final, à travers le flux discontinu du défilement des images et à l’instar des lumières aveuglantes provoquées par l’image récurrente d’un homme tenant un miroir circulaire face à la caméra, le spectateur est amené à éprouver lui-même une temporalité intermittente qui n’est pas sans évoquer le « moment » dont parle un autre grand poète anglais, T.S. Eliot : « the moment in and out of time, / The distraction fit, lost in a shaft of sunlight » [37].

A travers les différentes techniques infographiques déréalisant l’image par le traitement des couleurs, les optiques anamorphosantes, les vitesses de défilement qui décomposent les mouvements, A TV Dante et The Angelic Conversation instaurent une tension entre illustration et abstraction, compréhension et perception sensible, tension au cœur du langage poétique comme matière sensible autant que vecteur de sens.

Dans les deux cas, le détour par le texte poétique, comme travail sur la matière de la langue, permet aux cinéastes d’approfondir leurs recherches formelles sur un medium appréhendé comme support pictural à modeler – et non simplement comme support photographique à imprimer. Si Peter Greenaway et Tom Phillips, en proposant une lecture-commentaire du poème de Dante, entendent s’adresser à l’intellect du spectateur autant qu’à ses sens, Derek Jarman, en revanche, revendique un traitement purement lyrique des Sonnets shakespeariens, inscrivant la poésie comme son cinéma dans l’émancipation non seulement d’un discours narratif ou informatif mais également d’une pensée rationnelle, répondant en cela à l’une des définitions du caractère poétique d’un film tel que Jean Epstein l’a théorisé : un film « capable d’assembler des images chargées de valences sentimentales selon le système irrationnel de la texture onirique » [38].

 

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[28] Le film est en partie également dû à la préparation d’une rétrospective pour la ICA et pour laquelle Jarman reprend des films antérieurs tournés en super8 qu’il refilme sur support vidéo. Jarman a également déclaré avoir été influencé par un poème de la littérature anglo-saxonne, The Wanderer, dans la mesure où, pour lui, la poésie est avant tout un réservoir d’images archétypales et de scènes de rituels qu’il cherche à mettre en scène. Jarman conçoit ainsi l’image de l’errance onirique qui domine son film : « It’s based on the first poetic elements of our culture – the wanderer, the giver of dreams » (« Elle se fonde sur les éléments poétiques constitutifs de notre culture : la figure de l’errant, le pourvoyeur de rêves »), interview donnée à Afterimage, 12, 1985, p. 52.
[29] « The Angelic Conversation was a reclamation, it was important for us to know that we have that history. Our greatest love poetry is queer » (« The Angelic Conversation était un acte de réappropriation, il était important pour nous de savoir que nous possédons cette Histoire. Nos plus beaux poèmes d’amour sont queer »), cité dans Rowland Wymer, Derek Jarman, Manchester & New York, Manchester UP, 2005, p. 85.
[30] Jarman a retenu 14 sonnets parmi les 154 publiés en 1609 et composés au cours des 27 années précédentes : il s’agit des Sonnets 57, 90, 43, 53, 148, 126, 29, 94, 30, 55, 27, 61, 56 et 104. S’y ajoutent au tout début du film les deux premiers vers du Sonnet 151. Les 154 Sonnets sont traditionnellement divisés en deux parties inégales, les 123 premiers Sonnets étant adressés à un jeune homme, les 28 autres à la mystérieuse « Dark Lady » mais il faut souligner que la majorité des Sonnets reste très vague sur l’identité du destinataire – et notamment sur son identité sexuelle – ce qui ouvre le texte à toute interprétation. Parmi les 13 sonnets tirés de la séquence adressée au jeune homme, la plupart n’utilise que les pronoms Je et Tu (I / thou / you) ; un seul est impersonnel (94), un seul s’adresse explicitement à « my dear boy » (126) et trois autres s’adressent à « my dear friend » (30), « my fair friend » (104) ou « my sovereign » (57).
[31] « I wanted a woman’s voice so that there was no confusion. If I had used a man’s voice it would have seemed that one of the young men was talking about the other. One of them would have had the dominant voice and I didn’t want that to happen, so the voice became that of an observer, leaving the imagery autonomous. It also established the feminine in the film, which otherwise would have been lacking » (« Je voulais une voix de femme pour qu’il n’y ait pas de confusion. Si j’avais utilisé une voix d’homme, on aurait pu penser qu’un des jeunes hommes parlait de l’autre. La voix de l’un aurait dominé l’autre et je ne voulais pas que cela se produise, c’est pourquoi la voix est devenue celle d’un témoin, ce qui rendait les images autonomes. C’est aussi une façon d’inclure le féminin dans le film, qui aurait été absent autrement »), Derek Jarman, Kicking the Pricks, Woodstock, New York, The Overlook Press, 1997, pp. 143-145.
[32] « L’amour est trop jeune pour savoir ce qu’est conscience / mais qui ne sait que conscience est née de l’amour ? » William Shakespeare, Les Sonnets, traduction de Bernard Hœpffner, Paris, Editions Mille et une nuits, 1999, p. 159.
[33] On pourrait contester cette symétrie au vu du plan d’ouverture montrant Philip Williamson regardant par la fenêtre quadrillée d’une maison élisabéthaine, laissant suggérer qu’il est en proie à la fascination de l’autre homme filmé en montage alterné. Cependant, pour Jarman, l’indifférenciation des genres sexués est toujours positive. Le cinéaste militait contre ce qu’il appelait l’« Heterosoc », la domination symbolique de l’idéologie hétérosexuelle sur le social et le politique.
[34] Cette technique ne peut manquer d’évoquer celle adoptée par Chris Marker dans La Jetée (1962), film entièrement composé de photogrammes (à l’exception du dernier plan qui s’anime) et qui retrace le voyage impossible de la mémoire d’un mort.
[35] « So your sweet hue, which methinks still doth stand, / Hath motion, and mine eye may be deceived; » (« Ainsi vos douces couleurs, qui me semblent inaltérées / Bougent, mes yeux peuvent s’être trompés ; ») William Shakespeare, Les Sonnets, traduction de Bernard Hœpffner, op. cit., p. 112.
[36] « For fear of which, hear this, thou age unbred : / Ere you were born was beauty’s summer dead. » (« De crainte de cela, écoute, âge non encore engendré : / avant votre naissance l’été de beauté était mort. »), ibid.
[37] « For most of us, there is only the unattended / Moment, the moment in and out of time, / The distraction fit, lost in a shaft of sunlight » (« Pour la plupart d’entre nous, il n’y a que l’instant qui nous échappe, l’instant au cœur et hors du temps, le moment de distraction, disparu en un rayon de lumière »), T.S. Eliot, « The Dry Salvages » (1941) dans Four Quartets.
[38] J. Epstein, Le Cinéma du diable, Paris, Editions Jacques Melot, 1947, p. 26. De même la définition suivante, tirée du même ouvrage, s’appliquerait tout autant : « film permettant de penser en dehors de la rigueur rationnelle, grammaticale et syntaxique en rupture et en marge des mots, au-delà et en deçà d’eux, selon la mystique sentimentale et magique des images » (ibid., p. 79).