Anges et damnés au purgatoire de l’écran

L’Enfer de Dante et les Sonnets de Shakespeare
revisités par les cinéastes-peintres Derek
Jarman (The Angelic Conversation, 1985)
et Peter Greenaway/Tom Phillips
(A TV Dante, 1989)

- Nicole Cloarec
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Fig 6

Fig. 6. P. Greenaway, T. Phillips, A TV Dante, 1989 loupe

Fig 7

Fig. 7. P. Greenaway, T. Phillips, A TV Dante, 1989 loupe

Fig 8

Fig. 8. P. Greenaway, T. Phillips, A TV Dante, 1989 loupe

Fig 9

Fig. 9. P. Greenaway, T. Phillips, A TV Dante, 1989 loupe

En proposant un véritable équivalent cinématographique de la note de bas de page, l’écran remanie ainsi l’espace textuel par l’incorporation des commentaires sur l’œuvre, le fragmentant sans en interrompre le cours. Le film fait appel à une cohorte d’experts extrêmement diverse puisqu’en plus du spécialiste de littérature classique mentionné plus haut sont convoqués, entre autres, un naturaliste et un entomologiste, des astronomes et cosmologues, des historiens, des théologiens, des psychologues, un historien spécialiste des échanges monétaires et Tom Phillips lui-même, traducteur et coréalisateur, chacun apportant un éclairage particulier sur l’œuvre. Ces procédés, se multipliant parfois dans un même plan, traduisent visuellement le caractère digressif et encyclopédique du poème, dimension qui fascine Peter Greenaway et qui est l’une des marques distinctives de son œuvre [17].

Alors que ces encarts manifestent la volonté certaine de rendre le texte de L’Enfer accessible et compréhensible aux spectateurs de la fin du XXe siècle, ils participent tout autant d’une recherche personnelle de la part de Peter Greenaway interrogeant les conventions de l’image cinématographique. Le cinéaste entend ainsi remettre en question la conception de l’écran de cinéma comme « cache » selon la terminologie définie par André Bazin [18]. Greenaway non seulement n’hésite pas à traiter l’écran comme cadre pictural, il multiplie les cadres, substituant au montage séquentiel une variante d’hypertexte [19]. L’écran devient un espace pluriel où l’image s’affiche comme image tout en refusant une lecture simplement bidimensionnelle. Mais le cadre ne saurait pour autant être synonyme de démarcation exclusive car il vient parfois départager une même image, selon une dominante chromatique différente. La frontière ordinairement instaurée par le cadre devient floue et s’il reste un principe structurant, on ne saurait dire si ce principe est centripète ou centrifuge. Ce procédé crée un effet d’emboitement au sein d’un même plan sans qu’il y ait incrustation d’un autre plan, traduisant un effet de vertige et de désorientation en adéquation avec la topographie du texte.

A l’instar du flux visuel, la bande son, par nature plurielle, est également régie par la superposition : la lecture du poème et ses commentaires sont entremêlés à de multiples bruitages, à d’autres voix, parfois en langue étrangère [20], aux cris des damnés, plus rarement à de la musique et des chants liturgiques. Ces effets conjugués d’accumulations engendrent un espace proprement claustrophobique, à l’image des cercles concentriques de l’enfer, mais également indéterminé, caractérisé par la perte des repères visuels, propice aux torsions et distorsions figurales. Le traitement des corps des damnés en particulier fait l’objet de nombreux effets d’optique proches de l’anamorphose. Dès le 1er cercle de l’enfer (chant 3) la masse mouvante et indistincte des corps nus est filmée à travers une lentille convexe puis divisée en trois parties où apparaissent deux mouvements opposés, le tout évoquant un kaléidoscope (tout en suivant la trinité chère à Dante). La distorsion et le mouvement incessant suggèrent un profond déséquilibre – une « intranquillité » de l’être – dans lequel non seulement la chair est tiraillée sans cesse mais les corps eux-mêmes perdent leurs contours. La fusion est d’autant plus forte dans le troisième cercle (chant 6) que les corps y sont noyés dans la boue sous une pluie perpétuelle : les corps sont autant de formes qui se font et défont ; de même à la fin du chant 7, les corps s’interpénètrent en étranges glissements et remous de matière en fusion alors que l’image se démultiplie par pliages successifs selon un axe central (fig. 6).

Alors que le recours au support vidéo pourrait sembler plus impersonnel que la pellicule, les techniques de l’infographie permettent aux réalisateurs une manipulation de l’image analogue au travail du peintre sur la matérialité expressive de la matière [21]. On sait combien l’œuvre de Dante a été une source d’inspiration pour les artistes peintres [22], mais plutôt que d’évoquer William Blake ou Gustave Doré, A TV Dante offre, selon moi, une vision de l’Enfer marquée par l’œuvre de Francis Bacon. Dès le générique où défilent en mouvement descendant les neuf cercles définis par différentes couleurs, un encart central montre un espace abstrait, géométrique, qui évoque aussi bien une cage d’ascenseur que les décors en tracés rectilignes, grillagés, des peintures de Bacon (fig. 7). L’espace n’est plus guère que le lieu où la présence humaine se manifeste et cette dimension universelle est soulignée par l’insertion des nombreuses photos d’identité en noir et blanc, visages d’anonymes, juxtaposées en colonnes ou défilant en spirale, numérotées, évoquant les damnés du 1er cercle dont il est dit « le monde d’aucun d’eux ne garde la mémoire/ la pitié les dédaigne, autant que la justice » (chant 3) [23].

La référence à Bacon est manifeste dans le traitement des corps soumis aux distorsions multiples, telles les Figures tournantes du peintre, où l’ossature semble se disloquer, la chair se brouiller : la bouche informe de Ciacco (chant 6, vers 38), le visage défait de Cerbère dans sa cage rectiligne (fig. 8) (chant 6, vers 13), celui de Pluton amalgamé à un dindon (chant 6, vers 115) évoquent l’« horreur sacrée » que Michel Leiris décelait chez le peintre [24]. Ainsi, les nombreuses partitions en triptyque, tout en suivant la structuration propre à Dante, évoquent bien plus l’usage moderne qu’en fait Bacon, détournant l’iconographie chrétienne pour exprimer l’éternelle souffrance humaine, conservant leur puissance d’évocation mais dans un monde dénué de transcendance.

Enfin, le film rend un hommage appuyé à Edward James Muybridge, l’inventeur du zoopraxinoscope, une des sources iconographiques majeures de Francis Bacon. La référence est par ailleurs complétée par les études chronométriques d’Etienne-Jules Marey ainsi que leurs dérivés artistiques chez Marcel Duchamp et son fameux Nu descendant un escalier que l’on peut voir en mouvement dans les chants 4 et 8, illustrant la descente du Christ aux enfers mais aussi de tout homme (fig. 9). Or Muybridge et Marey font également figure de précurseurs du cinéma, puisque chacun à sa façon a recherché à recomposer un mouvement continu à partir d’une série de prises photographiques discontinues, ce qui, somme toute, est l’une des définitions du cinéma. A l’image de la célèbre série que Muybridge consacre à l’étude du mouvement chez l’animal [25], le mouvement de course de la louve (chant 1), du Lévrier (fin chant 1, fig. 3), le vol des colombes ou des étourneaux sont comme décomposés, en référence aux processus optiques à l’origine du cinéma. A TV Dante joue ainsi sur la vitesse de défilement, instaurant un hiatus au sein même du dispositif de la projection, une tension entre la perception du défilé fluide des photogrammes et leurs intervalles, « cet élément différentiel du mouvement » pour citer Deleuze [26], ce hiatus générateur d’une temporalité rendue visible parce « qu’aberrante » [27].

 

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[17] Selon le cinéaste : « There’s a way in which Dante’s Inferno is forever a chopped narrative, always developing new leads, wandering off in different directions, full of side-effects, small stories in brackets. And the references needed some serious explanations to make significance. Perhaps now – in televisual terms – they might say it’s ideal encyclopedic CD-Rom material. We saw it as narratives in bursts interspaced with reflection and explanation. With the commentary and the footnotes interwoven into the central flow of things » (« Il est une façon d’envisager L’Enfer de Dante comme un récit morcelé, qui ouvre sans cesse de nouvelles pistes, part dans toutes les directions, est plein de ramifications et d’anecdotes entre parenthèses. Et les références nécessitaient des explications approfondies pour être compréhensibles. De nos jours, en termes de langage télévisuel, on dirait sans doute que c’est un matériau idéal pour un CD-Rom encyclopédique. Nous l’avons abordé comme une série de récits entrecoupés de réflexions et d’analyses. Avec les commentaires et les notes de bas de page imbriqués dans le flux principal de l’histoire »). Cité dans Alan Woods, Being Naked Playing Dead. The Art of Peter Greenway, op. cit., p. 227. Dans une autre interview, Greenaway compare L’Enfer à « une poubelle » : « the Inferno is like a dustbin, you can put anything in it. The whole world is in it, so you can talk about… the making of cheese in Dante and it will be perfectly all right. It’s such an extraordinary vehicle to put anything in that the disciplines encourage you to be encyclopedic. » (« L’Enfer ressemble à une poubelle, on peut tout y mettre. L’univers tout entier y est contenu si bien que vous pouvez parler… de la fabrication du fromage chez Dante et cela est parfaitement normal. C’est un ouvrage d’une richesse si extraordinaire et aux disciplines si variées qu’il incite à être encyclopédique. ») John O’Toole, Art Press, n° 202, mai 1995.
[18] « Les limites de l’écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisserait parfois entendre, le cadre de l’image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la réalité. Le cadre polarise l’espace vers le dedans, tout ce que l’écran nous montre est au contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers. Le cadre est centripète, l’écran centrifuge. » André Bazin, « Peinture et cinéma », dans Qu’est-ce que le cinéma ?[1958], Paris, Editions du Cerf, 2002 , p. 188.
[19] Greenaway affirme vouloir rompre avec la conception (très réductrice il faut le dire quand on pense aux possibilités de la profondeur de champ et des mouvements de caméra) d’un cinéma qui selon lui serait fait d’un agencement séquentiel d’images. Interview à Tausend Augen 12, printemps 1998.
[20] Le commentaire sur l’importance de Dante pour la langue italienne s’effectue en même temps que la lecture d’un passage du texte en version originale.
[21] Cette technique, dite Paint Box, est également utilisée dans le long métrage de Peter Greenaway Prospero’s Books (1991). Pour le cinéaste, il s’agit de retrouver le geste du peintre qu’il a été : « Or j’ai l’impression qu’avec les nouvelles technologies, je redeviens le peintre que j’étais, je peux peindre avec la lumière, je contrôle la situation, ce qui est très stimulant ; je peux manipuler de nouveau, comme le fait un peintre, je peux recolorier, redessiner, distordre, modifier les proportions, je peux revenir au noir et blanc… » Vertigo, n° 8, 1991, p. 33.
[22] Les peintres ayant illustré le poème de Dante sont trop nombreux pour être tous cités, mais on peut mentionner les Italiens Luigi Ademollo (1764-1849), Bartolomeo Pinelli (1771-1835), Vincento Gozzini (1846), les Anglais John Flaxman (1755-1826) et William Blake (1757-1827), les Français Gustave Doré et Eugène Delacroix, l’Espagnol Dali.
[23] Dante, La Divine Comédie, op. cit., p. 22. Ces montages de photographies ne sont pas sans rappeler les installations d’un Christian Boltanski, toutes centrées sur la mémoire et le temps ; en particulier, de tels montages ne manquent pas d’évoquer les victimes anonymes de cet enfer moderne qu’ont été les camps de concentration. La dimension universelle est également traduite par l’insertion de plusieurs langues comme au début du chant 3, après les vers célèbres « Through me you reach the city of despair/ Through me you reach eternity of grief / You that enter here abandon hope » (« Par moi on va dans la cité dolente / par moi on va dans l’éternelle douleur, […] Vous qui entrez laissez toute espérance »), le dernier mot « hope » s’inscrit en une vingtaine de langues avant d’être raturé.
[24] Michel Leiris évoque « l’ambiguïté de ces figures nullement expressionnistes mais souvent distordues au point d’être, en fait, propres à déclencher un sentiment proche de ce mélange d’extase et d’angoisse qu’on nomme horreur sacrée et qui est peut-être éprouvé avec le plus d’acuité quand, moment vertigineux aux sources variables à l’extrême, il semble que l’on entre en contact avec la réalité enfin mise à nu », Francis Bacon ou la brutalité du fait, Paris, Seuil, 1995, p. 118.
[25] La série d’Edward Muybridge s’intitule Human and Animal Locomotion (Le Mouvement chez l’homme et l’animal, 1887).
[26] G. Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 102.
[27] « Une présentation directe du temps n’implique pas l’arrêt de mouvement mais plutôt la promotion d’un mouvement aberrant », Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 53.