Anges et damnés au purgatoire de l’écran

L’Enfer de Dante et les Sonnets de Shakespeare
revisités par les cinéastes-peintres Derek
Jarman (The Angelic Conversation, 1985)
et Peter Greenaway/Tom Phillips
(A TV Dante, 1989)

- Nicole Cloarec
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Fig. 1. P. Greenaway, T. Phillips, A TV Dante, 1989 loupe

fig 2

Fig. 2. P. Greenaway, T. Phillips, A TV Dante, 1989 loupe

fig 3

Fig. 3. P. Greenaway, T. Phillips, A TV Dante, 1989 loupe

fig 4

Fig. 4. P. Greenaway, T. Phillips, A TV Dante, 1989 loupe

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Fig. 5. P. Greenaway, T. Phillips, A TV Dante, 1989 loupe

Interrogé sur A TV Dante, réalisé en collaboration avec le peintre Tom Phillips pour la chaîne de télévision britannique Channel 4 [8], Peter Greenaway avoue : « It sometimes seemed that the TV Dante series was a project where fools rushed in where angels feared to tread /.../ and the question is “this is a text - why illustrate it?” » [9]. Vouloir traduire en images un poème datant du début du XIVe siècle tient de la gageure ; certes il s’agit d’un poème narratif qui a profondément marqué l’imaginaire artistique et littéraire européen mais la plupart de ses codes de lecture, étroitement liés à l’interprétation allégorique et anagogique des textes sacrés, sont devenus obsolètes. Or c’est précisément cette tension entre distance et résonance contemporaine que Greenaway et Phillips tentent de mettre en scène.

Dès le générique, qui se répète à chaque épisode, le film procède à une véritable exhumation du texte ancien : alors que la voix de Dante déclame les trois premiers vers du chant 3 [10], on peut voir à l’écran ces mêmes vers inscrits sur une sorte de stèle qui se relève comme une pierre exhumée (fig. 1). Mais juste après la fin du générique, le tout premier plan montre un écran numérique où apparaissent une image radar et un scanner puis une série d’images scientifiques et techniques, dématérialisées, liées par fondus. Enfin la lecture du poème débute en voix off sur l’image très dépouillée en gros plan d’un buste de l’auteur italien auquel se superpose l’acteur Bob Peck qui l’interprète (fig. 2). Cette ouverture a tout d’un manifeste explicitant le parti pris adopté vis-à-vis de l’adaptation : tout en conservant l’intégralité du texte des huit premiers chants [11], le film inscrit d’emblée sa lecture dans la modernité, dont la réalité elle-même est mise à distance et rendue étrange par le prisme d’un traitement anti-réaliste de l’image. Le film oscille ainsi entre l’épure du visage du récitant en gros plan sur fond noir, que ce soit Dante ou plus loin Virgile, interprété par John Gielgud, où le dépouillement extrême de l’image laisse tout l’espace au texte et à sa musicalité, et une surabondance d’images hétérogènes : images d’archives, photographiques et télévisuelles, photos d’identité d’anonymes, images dématérialisées issues de technologies modernes telles que le scanner ou le radar sur fond d’écran numérique. Mais si l’origine de l’image reste le texte lu, les mots n’engendrent pas systématiquement d’images correspondantes ; le texte suit son cours et se mêle au flot des images.

Les fameux vers du début « Just halfway through this journey of our life / I reawoke to find myself inside / a dark wood, way off course, the right road lost » [12] sont ainsi accompagnés de façon plutôt banale par l’image d’un arbre et d’une forêt mais très vite s’y surimpose un encart montrant une métropole de nuit, « jungle » des temps modernes s’il en est. La vision dantesque est ainsi mise en perspective à travers le prisme des apocalypses qui ont caractérisé le XXe siècle, et notamment les horreurs tragiques liées à l’Holocauste et à la bombe nucléaire. Lorsque Dante évoque le Pape Boniface VIII [13], ce sont des images de Pie XII qui défilent ; l’évocation du Lévrier (chant 1, vers 102) [14], homme providentiel que le peuple souffrant attend, est illustrée par l’image stylisée d’un chien qui court, tel un pochoir sur fond d’images de la Seconde Guerre mondiale et de villes dévastées par les bombardements (fig. 3) ; lorsque sont évoqués les réprouvés du 4e cercle au chant 7, condamnés pour cupidité et prodigalité, ce sont des images de traders gesticulant sur les marchés boursiers qui apparaissent et le chant 8, où se trouvent les damnés colériques, est accompagné par l’image en boucle de Mussolini croisant les bras devant la foule.

A l’instar de l’interprétation allégorique qui joue d’une tension entre les différents niveaux de sens, littéral, contextuel, moral et anagogique, le parti pris adopté est d’illustrer l’image poétique à la fois de façon littérale et anti-réaliste : les nombreux phénomènes naturels notamment, comme l’évocation de la forêt, de nombreux animaux et phénomènes météorologiques font l’objet d’une illustration quasi documentaire mais celle-ci est immédiatement mise à distance par un traitement de l’image résolument anti-réaliste faisant appel à toute une gamme de techniques infographiques : recoloriages, incrustations graphiques, superpositions d’images, l’écran pouvant contenir jusqu’à seize types différents d’images dans le chant 7 (fig. 4). De même que la lecture du poème n’est pas seulement linéaire, de même l’écran n’est plus une surface transitive mais un espace pluriel, multipliant superpositions d’images et inserts.

En particulier, la superposition des cadres permet d’insérer un commentaire critique au sein du récit. Dans le premier chant, au cours de son ascension de la montagne lumineuse, Dante fait la rencontre de trois bêtes sauvages, un guépard, un lion et une louve. A chaque mention d’un des fauves, l’image donne l’illustration d’un spécimen, qui reste en fond d’écran mais est partiellement recouvert d’un second cadre détaillant la robe de l’animal où apparaît à son tour un encart qui montre le naturaliste David Attenborough discourant sur la perception socio-historique de ces animaux (fig. 5) [15]. Plus loin, le naturaliste cède la place au coréalisateur Tom Phillips qui délivre une interprétation anagogique de ces mêmes motifs : « The trinity of beasts represent the levels of sins. The leopard, the superficial sins, the flesh and concupiscence; the lion, the sins of ambition, of pride; the she-wolf the deep-seated sins of envy and malice » [16]. De même l’universitaire David Rudkin intervient à plusieurs reprises apportant une précision sur la vie de Virgile ou la langue de Dante, et comme dans tout bon ouvrage universitaire, ces encarts font l’objet d’une numérotation rigoureuse (d’abord en chiffres romains puis par multiples de 100 selon la numérotation des cercles infernaux).

 

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[8] Le projet a pu voir le jour grâce à Michael Kustow, alors « Arts Commissioning Editor » pour Channel 4, qui a réuni les deux artistes en qui il voyait beaucoup d’affinités notamment dans leur méthode de travail « their quest to make rich artefacts of multi-levelled meaning, their serious use of games, systems and catalogues, and their fascination with old modes of thought yoked to the most modern forms of expression » (« leur aspiration à élaborer des artéfacts riches de significations multiples, leur usage sérieux des jeux, des systèmes de classifications et des catalogues et leur fascination pour des vieux modes de pensée alliés aux formes d’expression les plus modernes »), dans Tom Phillips, A TV Dante. Notes and Commentaries, London, Channel 4 Television/Talfourd Press, 1999, p. 1).
[9] « On a parfois eu l’impression que la série de A TV Dante était un projet dans lequel seuls des inconscients pouvaient se lancer. /…/ Et la question qui se pose est “Ceci est un texte – à quoi bon l’illustrer ?” », cité dans Alan Woods, Being Naked Playing Dead. The Art of Peter Greenway, op. cit., p. 207.
[10] « Through me you reach the city of despair / Through me you reach eternity of grief / You that enter abandon hope » (« Par moi on va dans la cité dolente / par moi on va dans l’éternelle douleur, […] Vous qui entrez laissez toute espérance », Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, traduction Jacqueline Risset, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, p. 38).
[11] Le film adopte la traduction de Tom Phillips.
[12] « Au milieu du chemin de notre vie / je me retrouvai par une forêt obscure / car la voie droite était perdue », Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, traduction Jacqueline Risset, op. cit., p. 25.
[13] Le Pape Boniface VIII est mentionné au chant 19, vers 53, dans le 8e cercle de l’Enfer consacré aux simoniaques. Dans le film, la référence fait l’objet d’un commentaire dans le chant 2 à propos du contexte historique.
[14] Jacqueline Risset explique en note : « le terme veltro indique en réalité non pas un lévrier mais un chien de chasse puissant ; ici le sens allégorique est celui d’un sauveur providentiel qui ramènera sur terre la justice et la paix », Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, op. cit., p. 316.
[15] « The leopard was thought to be the offspring of the union of a lion and a panther. [...] lions had been imported into Italy since Roman times. [...] wolves were seen as dogs which had run wild » (« On croyait alors que le léopard était le fruit de l’union d’un lion et d’une panthère. […] Des lions avaient été importés en Italie depuis l’Antiquité. […] On pensait que les loups étaient des chiens retournés à l’état sauvage »).
[16] « La trinité des bêtes représente les niveaux de péchés. Le léopard les péchés véniels de chair et de concupiscence ; le lion les péchés d’ambition et d’orgueil ; la louve les péchés plus graves de l’envie et de la méchanceté ».