Et encore n’est-ce là qu’un exemple de cette  diversité de méthode combinée à une palette tout aussi diverse dans ses effets  dont George Bernard Shaw a synthétisé par trois exemples l’ampleur de  l’empan :
    
   On aura une idée de l’étendue de sa palette en examinant  trois aquarelles aussi différentes que Les  deux Pigeons, pleine de pathos, Le  Coq et la Perle, étude de caractère capitale, et Le Villageois et le Serpent, qui a la force, l’ampleur et le  sérieux d’un Rembrandt [26].
    
   La première reprend le système de la double  figuration [27] : une Juliette au profil de sainte laïque  enlace sous un crucifix un pâle Roméo effondré sur ses genoux et dont le bâton  de vagabond gît comme lui à terre, tandis que deux pigeons blancs surmontent le  couple, l’un au-dessus d’eux, l’autre entrant par la porte entrouverte dont l’embrasure  découvre un cavalier de dos s’éloignant, souvenir du départ du voyageur et  esquisse d’une figuration simultanée de l’épisode initial et final. Non  seulement la peinture s’évertue à condenser le récit tout en le dédoublant  entre le registre humain et animal, mais elle explicite l’émotion pudiquement  condensée dans la litote et l’ellipse de la fable qui se contentait de dire :  « […] je laisse à juger/De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines »  (v. 63-64).
   Pour Le Coq  et la Perle, fable double dans l’original de La Fontaine, c’est la seconde  scène, où un ignorant marchande à un libraire un manuscrit dont il ignore la  valeur, qu’après et d’après Grandville et Doré, Moreau préfère à celle du coq  déterrant du fumier une perle dont il n’a que faire [28]. Dramatisée, la scène qu’écrasent des rayonnages  de livres met aux prises un libraire vêtu en petit-bourgeois du XVIIIe siècle en  train de feuilleter le manuscrit et interrompu par son possesseur figuré en guenilleux (fig. 12).  Dans l’embrasure de la porte, ici aussi ouverte à droite, un coq lève la patte  gauche – pour fouiller le sol ? L’esquisse du propos des deux hommes  est livré par leur attitude : le libraire arc-bouté sur son fauteuil et en  posture de repli défiant, le gueux légèrement courbé, les mains en avant, les  doigts tendus vers l’objet dont ilattend  son salut. C’est une éloquente expansion du court quatrain de La Fontaine qui  ne dit rien de tout cela : la peinture parle ici plus que le texte.
   Quant à la fable du Villageois coupant en trois  morceaux le serpent engourdi qu’il a réchauffé à son foyer et qui pour toute  récompense menace de le piquer, l’aquarelle représente le bonhomme  s’arc-boutant devant une cheminée monumentale fort hollandaise en effet, pour  protéger sa femme et ses trois enfants d’un serpent de quelque deux mètres de  long, lequel se dresse vers lui dans la lumière d’une fenêtre ouverte sur un  jour d’hiver blafard où se dresse un arbre dépouillé [29].
   Dramatisation, hyperbole, tension, accumulation, la  vision de Moreau est nombreuse, active, volontiers pathétique ; et les  couleurs même les plus vives sont amorties d’une profondeur qui confère aux  bleus l’intensité des vitraux de Chartres, aux rouges mêlés d’ocre l’orangé du  vieil or, aux verts l’acidité des moisissures. Visionnaire, il fomente un enfer  caverneux multicolore pour figurer « La Tête et la Queue du Serpent » [30], il alanguit une hétaïre demi-nue aux ailes  couleur de queue de paon, surgissant d’un manteau vermeil, pour figurer sensuellement  la Discorde [31]. Il transporte de sous son escalier le philosophe  méditatif de Rembrandt pour le muer en Thésauriseur attablé devant un monceau d’orfèvreries  ouvragées et d’étoffes chamarrées, tandis que dans son dos un entelle de  Hanuman, race indienne de singes que le peintre a étudiée au Jardin de plantes,  jette des pièces d’or par la fenêtre [32] (fig. 10  ). Son Chêne en équilibre sur la moitié de ses  racines arrachées écrase de sa frondaison le paysage haché par un orage et un  vent qui raye de ses griffes implacables un ciel gris-bleu (fig. 13) [33].
). Son Chêne en équilibre sur la moitié de ses  racines arrachées écrase de sa frondaison le paysage haché par un orage et un  vent qui raye de ses griffes implacables un ciel gris-bleu (fig. 13) [33].
   Quant à son Paysan  du Danube [34], voici ce qu’en disait Charles Blanc :
    
   Comme il serait étonné, comme il serait ravi, le  naïf La Fontaine, devant une interprétation aussi libre, aussi transcendante de  ses plus familiers apologues, et que dirait-il s’il voyait, par exemple, son Paysan du Danube transfiguré en Messie,  ou plutôt en précurseur du Messie, parlant au Sénat romain, non pas avec la  rudesse d’un Germain velu, aux sourcils en broussailles, aux cheveux incultes,  mais avec la douceur d’un prophète qui annonce la venue d’un dieu de mansuétude  aux pâles sénateurs assis sur leurs chaises curules dans une demi-ombre ! [35]
    
   On ne sait ce que La Fontaine en eût dit, ni s’il  était naïf ou s’il est encore plus naïf de le croire tel. On sait du moins que  cet orateur exalté, dressant son bras sous une louve monstrueuse en bronze  bleu-vert dont les dents semblent en mal de dévoration, porte à son faîte et  peut-être au delà l’émotion que La Fontaine a fait jaillir de sa fable.  L’image, ici  encore, est une hyperbole  de l’apologue.
   Comme toujours, le jugement le plus sûr et pondéré,  le plus fin et le plus affûté revient à Anatole France qui discerne dans les  aquarelles de Moreau « les rêves du goût le plus savant et plus raffiné,  les visions éblouissantes et désolées d’un artiste qui hait la vulgarité  jusqu’à craindre la nature » [36], tout en déplorant que « la naïveté  manque ; la grâce et la gaieté n’y sont pas » [37]. C’est tout à fait juste. A cela près, aurait pu plaider  l’artiste, que La Fontaine n’appelait pas « gaieté ce qui excite le rire,  mais un certain charme, un air agréable, qu’on peut donner à toute sorte de  sujets, même les plus sérieux » [38]. Ce charme, la dédicace du second recueil, en 1678,  en fait même le cœur battant de l’apologue :
    
   C’est proprement un charme: il rend l’âme attentive,
        Ou plutôt il la tient captive,
        Nous attachant à des récits
Qui  mènent à son gré les cœurs et les esprits [39].
    
   C’est l’esprit de cette seconde volée de fables, mâtinées  des charmes de l’Orient, que Moreau a retenu, c’est cet esprit qu’il fait  déteindre sur les fables ésopiques de la première manière. Les curés et les  moines du récit national deviennent vite chez lui des derviches et des  brahmanes. Ce n’est pas trahir La Fontaine, mais c’est trier et choisir dans sa  malle aux merveilles. D’un illustrateur, on pourrait en prendre ombrage ;  d’un commentateur dont la plume est un pinceau, rien à redire.
   Bref, à  prendre les aquarelles de Moreau pour une illustration rivée aux fables, on pourrait  juger que l’image en trahit le texte. D’une sélection méditée de peintures  jalonnant leur parcours et projetant leur lecture dans l’univers d’un peintre à  l’imagination fortement identifiée et à la manière bien marquée, on dira que  cette interprétation génialement infidèle révèle de l’œuvre sa part maudite et extrait  au forceps de l’hyperbole la puissance de rêve et de cauchemar qu’elle recèle. Car Moreau n’a pas illustré les fables : il les a enrichies d’une proposition  de lecture dont le mouvement va moins de l’image vers le texte qu’elle  illustre, que du texte vers l’image qu’il provoque et dont la valeur est  assimilable à celle du rêve entendu comme révélateur des réalités profondes de  la veille. Avec Gustave Moreau, l’illustration devient une provocation  onirique, déroutante et fécondante comme le songe. 
    
     
    
    
      [26] George Bernard Shaw, The World, 3 novembre 1886, cité Ibid., p. 70.
[27] Gustave Moreau. Les Fables de La Fontaine, 2021, ill. 90, p. 123.
[28] Ibid., ill. 75,  p. 109. La Fontaine, Fables, I, xx, « Le  Coq et la Perle ».
[29] Ibid.,  ill. 190, p. 235. La Fontaine, VI, xiii, « Le Villageois et le Serpent ».
[30] Ibid., ill.  177, p. 219. La Fontaine, VII, xvi, « La Tête et la Queue du Serpent ».
[31] Ibid., ill.  93, p. 127.  La Fontaine, VI, xx, « La  Discorde ». 
[32] Ibid., ill.  97, p. 131. La Fontaine, XII, iii, « Du Thésauriseur et du Singe ».
[33] Ibid., ill.  57, p. 89. La Fontaine, I, xxii, « Le Chêne et le Roseau ».
[34] Ibid., ill.  150, p. 189. La Fontaine, XI, vii, « Le Paysan du Danube ».
[35] Charles  Blanc, « Une exposition extraordinaire. Les Fables de La Fontaine en peinture », Le Temps, n° 7353, 9 juin 1881, n. p. (p. 3). Cité Ibid., p. 188. 
[36] Anatole  France, « La Vie à Paris. Les Fables de La Fontaine, illustrées par Gustave Moreau », Le Temps, n° 9110, 11 avril 1886, n. p. (p. 2). Cité par  S. Mandin, « Les Fables exposées », art. cit., p. 62.
[37] Id.,  « La Vie à Paris. Les envois de Rome à l’école des Beaux-Arts », Le Temps, n° 9297, 17 octobre 1886,  n.p. (p. 2). Cité Ibid.
[38] J. de La  Fontaine, Préface (1668) des Fables  choisies mises en vers, éd. Jean-Pierre Collinet des Œuvres complètes. Fables, Contes et nouvelles, t. I, Paris, Nrf-Gallimard,  « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 7.
[39] « A  Madame de Montespan », v. 7-10, éd. cit., p. 246.