« Soixante-trois  fusées de pierreries » [1], telle  est la formule mystérieuse et enlevée par laquelle Robert de Montesquiou, en  1906, désignait les aquarelles commandées dans la première moitié des années  1880 à Gustave Moreau (1826-1898) par le collectionneur Antony Roux, pour  illustrer un choix de fables de La Fontaine : réunies huit ans après la  mort du peintre par Georges Petit dans sa galerie de la rue de Sèze, à  l’initiative de la comtesse Greffulhe, ces aquarelles connurent là leur unique  et ultime présentation au complet. Et encore faut-il dire au presque  complet : il y manquait déjà l’illustration de « L’Homme entre deux  âges, et ses deux Maîtresses », dont  on ne possède pas même une représentation photographique aujourd’hui. Au demeurant, un certain mystère enveloppe cet ensemble pictural, puisque depuis  cette flamboyante réunion, on n’en avait plus connu de présentation publique,  jusqu’à ce qu’en cette année 2021 où est célébré le 400e anniversaire de la naissance du fabuliste, le musée Gustave Moreau parvienne à faire  sortir des collections privées qui les conservent la moitié d’entre elles  encore connue.
 C’est l’objet d’une exposition passionnante  organisée par Marie-Cécile Forest, conservatrice des musées Gustave Moreau et Jean-Jacques  Henner : non seulement on y découvre au public trente-quatre de ces aquarelles (fig. 1),  soit plus de la moitié de ce trésor celé depuis si longtemps ; mais de surcroît  sont accrochées en parallèle avec elles les œuvres préparatoires figurant dans  les fonds du musée Gustave Moreau (fig. 2). Enfin, un catalogue admirablement informé offre  la reproduction quadrichromatique des trente-cinq pièces localisées (les  trente-quatre issues des collections privées, plus celle que possède le musée  depuis 1936), ainsi que la reproduction en noir et blanc des vingt-huit dont  nous ne connaissons plus que le négatif sur plaque de verre [2]. Tout ceci est assorti d’un précieux et minutieux recensement  archivistique raisonné « des œuvres exposées et des œuvres  préparatoires » de cette série devenue légendaire, par Dominique Lobstein  et Samuel Mandin, commissaires adjoints de l’exposition [3].
  
 Un commanditaire inspiré
  
    L’intérêt de revenir sur les circonstances de la  commande passée à Gustave Moreau par Antony Roux ne se réduit pas à la  restitution d’une historiographie anecdotique. Comme on espère le montrer,  c’est une révolution esthétique dans la relation entre les Fables de La Fontaine et l’image qui s’y est produite.
 Théophile Amédée Antonin Roux (1833-1913), dit  Antoni, puis Antony, fils d’un riche négociant puis banquier marseillais, avait  mené à partir des années 1860 une vie de rentier, amateur éclairé puis collectionneur  d’art et mécène. Il laissait à sa mort le souvenir et les trésors d’une  « réunion d’œuvres bien choisies, [formant] un tout organique et  vivant » dont le « joyau », les aquarelles de Moreau sur les Fables de La Fontaine, « œuvre  capitale et unique par son originalité, sa variété, ses richesses  picturales » fut protégé du morcellement de la vente publique : car  il importait, lit-on dans le catalogue de cette dispersion, « qu’un pareil monument ne risquât pas d’être morcelé,  qu’il fût confié à la garde d’un fervent ami de l’art, ayant à cœur d’en  assurer l’intégrité pour longtemps et peut-être pour toujours » [4]. Le  destin bouleversé du XXe siècle européen démentit cet espoir dont la  formulation ne suggère pas moins la conscience que ces soixante-quatre aquarelles  constituaient un ensemble hors de pair, combinant une impulsion esthétique et  sa réalisation artistique dans un geste commun de nouveauté insolite et de  perfection accomplie.
 C’est à la fin des années 1870 qu’Antony Roux avait  conçu le projet d’ajouter à sa collection de tableaux un pendant graphique dont  le projet était destiné à cristalliser dans un exemplaire unique et  exceptionnel des Fables de La  Fontaine, calligraphié et illustré d’aquarelles. Par le nombre des contributions  apportées à ce dessein initial, ce sont les peintres Jules Jacquemart et Elie  Delaunay qui viennent en tête des fournisseurs de ces merveilles, lesquelles,  soutenues par le réseau de ces deux peintres et de ceux qui bientôt s’associent  à eux, finirent par mobiliser bonne partie du monde pictural parisien d’alors.  Une des originalités du projet réside dans le choix exclusif de l’aquarelle,  associé à celui de limiter à l’exemplaire unique du collectionneur le fablier  escompté, sans intention de la moindre reproduction ni diffusion éditoriale :  c’est un trésor d’orfèvrerie manuscrite et picturale à l’ancienne, interdit  d’impression et de reproduction, comme un remake des Très Riches Heures du duc de Berry voué au culte laïque des lettres et de l’art par le siècle de Didot et de  Boucicaut.
 La concomitance de la fondation d’une  « Société d’aquarellistes français » en 1879 et l’enrichissement  rapide du projet amenèrent cependant Antony Roux à accepter l’idée d’exposer  dans les locaux mis à sa disposition par la galerie Durand-Ruel, en mai et juin  1881, le moisson d’aquarelles d’ores et déjà réunies pour illustrer les Fables : pas moins de cent  cinquante-cinq pièces de cinquante-cinq artistes, auxquelles étaient venues  s’en ajouter vingt-cinq du pinceau de Gustave Moreau. Vingt-cinq, c’est  davantage que le nombre d’aquarelles fournies par J. Jacquemart, et c’est le  double celles signées par E. Delaunay : voilà qui montre la suzeraineté  qu’en un an et demi Moreau aura acquise sur le projet et dans l’esprit de son  concepteur. Car c’est en 1879 seulement que, par l’intermédiaire probable de  Delaunay, s’étaient rencontrés Roux et Moreau. En tout cas, cette rencontre semble  avoir abouti très vite à l’envoi de deux aquarelles, au début juillet : Phébus et Borée et une Allégorie de la fable, plus éloignée de  l’œuvre de La Fontaine et destinée sans doute à constituer le frontispice du  volume prévu (fig. 3).
 Dans la lettre accompagnant son envoi, Moreau  annonçait l’arrivée prochaine de deux autres illustrations, l’une pour « Le  Lion et le Moucheron », fable plus proprement caractéristique et  représentative de l’apologue lafontainien tel qu’on se le figure d’ordinaire,  l’autre pour « Le Lion amoureux », choix plus insolite, car cette  fable est moins exclusivement narrative. Sans doute à partir de ces débuts la  collaboration entre les deux hommes s’est-elle nouée sur un pied de confiance  et de mutuelle compréhension, puisque dès le 10 juillet, à la réception des  deux premières pièces, A. Roux avait déjà promis à G. Moreau qu’une fois  réalisées « toutes les pages de votre admirable talent », il  organiserait « une exposition intime où j’appellerai les quelques amateurs  d’ici [de Marseille] et je leur  dirai : voilà ce que sait faire Gustave Moreau » [5].
 S’ensuivit une correspondance dont on connaît plus  de quarante lettres échangées entre 1879 et 1881 et qui se continuera par  centaines jusqu’à la fin de la vie de Moreau : le collectionneur y propose  des listes de fables où le peintre pourrait puiser, il ose même quelques  suggestions techniques, s’émerveille des pièces qu’il reçoit, dit son  impatience de celles qui lui ont été promises par l’illustrateur, lequel le  tient informé de l’avancée de ses réalisations, instruites par des visites au  Muséum, en particulier à la Ménagerie pour laquelle il reçoit une accréditation  à l’été 1881. Il ne lui cache pas non plus ses difficultés quand certains  sujets lui résistent, par exemple ceux des fables « Jupiter et les  tonnerres » et « Contre ceux qui ont le goût difficile », avant  qu’il ne trouve le moyen d’en tirer « deux compositions assez pittoresques » [6]. Et lorsque Roux entreprend d’aménager, à partir  de novembre 1880, une galerie formée d’une succession de salons en enfilade  dans sa demeure marseillaise pour exposer ses collections, il ne manque pas  d’informer Moreau de l’éblouissement d’admiration que provoquent sur les  visiteurs les aquarelles illustrant les Fables.
  
    
    
 
   [1] Robert de  Montesquiou, Altesses sérénissimes,  « 1. Le Lapidaire et le Refuge des dieux » (texte de la conférence du 26 mai 1906), Paris, Société  d’édition et de publications et Librairie Félix Juven, 1907, p. 45. Cité  par Samuel Mandin, « Les Fables exposées », dans Gustave Moreau. Les Fables de La Fontaine, sous la direction de  Marie-Cécile Forest et Dominique Lobstein, Paris, In Fine édition et Musée  national Gustave Moreau, 2021, catalogue de l’exposition homonyme, p. 64  (désormais Gustave Moreau. Les Fables de  La Fontaine, 2021).
[2] Acquises  en totalité à la mort d’Antony Roux par Miriam Alexandrine de  Goldschmidt-Rothschild, qui offrit au musée Gustave Moreau en 1936 Le Paon se plaignant à Junon (1882),  vingt-huit d’entre elles furent spoliées par les nazis en 1941 et ne sont plus  connues que par des photographies.
[3] Gustave Moreau. Les Fables de La Fontaine, 2021, pp. 239-290.
[4] Francis  Warrain, préface du catalogue de la vente Antony Roux, Paris, Drouot, 1914,  p. iii. Cité par Dominique  Lobstein, « Jean de La Fontaine, Antony Roux et Gustave Moreau : du  fabuliste, de l’amateur et de l’artiste », Ibid., p. 37.
[5] Cité par  Joëlle Crétin, « Chronologie », dans Gustave Moreau. Les Fables de La Fontaine, 2021, p. 299.
[6] Lettre de  G. Moreau à A. Roux, janvier 1881 (?), citée Ibid., p. 300.