Les éditions illustrées des contes
de Guy de Maupassant : procédés photomécaniques et stratégies éditoriales

- Torahiko Terada
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Fig. 1. P. Cousturier, « Le Petit », 1885

Fig. 2. P. Cousturier, « Un lâche », 1885

Fig. 3. F. Méaulle, « Incendie du Bazar
de la Charité. Le sinistre », 1897

Fig. 4. P. Cousturier, « L’Ivrogne », 1885

Quelle fut l’attitude de Maupassant devant les illustrations obtenues à l’aide de procédés photomécaniques ? Le romancier conserva toujours une certaine distance à l’égard du livre illustré, comme Gustave Flaubert (1821-1880). Nul n’ignore que l’ermite de Croisset n’autorisa jamais de son vivant la moindre présence de l’image dans ses livres, pour préserver la pureté de l’écriture. Lors des négociations pour la publication de Salammbô avec l’éditeur Michel Lévy (1821-1875), l’écrivain exigea « 1° Une édition in-8° ; 2° Pas d’illustrations […] » [6]. Le credo de son mentor influença-t-il le jeune disciple ? D’Eylac, pseudonyme d’Anatole Lebas de Girangy Claye (1851-1903), témoigne, dans un article publié après le décès de Maupassant, que ce dernier « n’attachait qu’une minime importance à l’aspect des volumes signés de son nom. Il voulait que le papier fût solide et surtout que le texte fût lisible. Dans les dernières années, sa vue faiblissant, il tenait de plus en plus à cette seconde condition. Mais il se souciait fort peu des ornements typographiques et des couvertures affriolantes qui ont pour but de tirer l’œil du passant aux étalages des libraires » [7]. Maupassant éprouvait, toujours selon D’Eylac, de la gêne devant la présence d’éléments graphiques dans les pages de ses ouvrages. Il protesta contre l’usage du portrait d’auteur pour la publication des Soirées de Médan, par exemple : « Ce n’est pas ma tête, disait-il, qui doit intéresser, c’est ce que j’écris » [8].

L’auteur de Boule de suif n’était sans doute pas aussi puriste que son maître : il donna à ses éditeurs l’autorisation de publier quelques livres illustrés. Toutefois, il appréciait moins les Contes du jour et de la nuit (1885) et Toine (1886), préparés par les soins des éditeurs Marpon et Flammarion avec des illustrations reproduites au gillotage, que les autres publications. Il considérait même ces deux ouvrages comme ses « deux plus mauvais livres » [9]. Quant à D’Eylac, il déclare qu’il « ne signale que pour mémoire » ces deux volumes et indique que les illustrations de Mesplès de Toine « ont peu d’importance » [10]. Maupassant avait même organisé leur « sabotage », en privilégiant un autre éditeur, Havard, qui était en train de préparer Yvette publié également en 1885 : « Hâtez-vous le plus possible car Marpon prépare son volume à 5 F et il faut que nous paraissions avant lui. Je m’arrangerai d’ailleurs pour retarder ses épreuves et hâter les vôtres » [11]. Notons néanmoins que les Contes du jour et de la nuit et Toine ont connu un grand succès auprès des lecteurs. Mais ce bon accueil n’a pas empêché le romancier d’exprimer son mécontentement. Comment expliquer une telle disgrâce ?  Pour répondre à cette question, il faut analyser le rôle des illustrations dans ces deux livres.

 

Toine et les Contes du jour et de la nuit au prisme de la presse à sensation

 

Examinons notamment les vignettes des Contes du jour et de la nuit et de Toine. Le premier recueil compte vingt et une nouvelles, toutes ornées d’une vignette liminaire et d’un cul-de-lampe, sauf « Le Père » qui n’a pas de cul-de-lampe. Avec le frontispice, le nombre d’illustrations total dans le livre se monte à quarante-deux. Les vignettes sont dues à Paul Cousturier (1855-1915). Grossiers et rapides, ses dessins qui ressemblent plutôt à des caricatures, sont caractéristiques de l’édition populaire. Son prix fixé à cinq francs était relativement élevé pour une édition populaire mais un peu moins que d’autres livres illustrés.

La couverture est elle aussi illustrée et mentionne « Photo. E. BERNARD et Cie. ». Cette indication et la mention « Gillot, s.c. » à la page 249 dans une vignette liminaire formant bandeau et lettrine pour « Le Petit » nous permettent de confirmer l’usage du procédé photomécanique pour la reproduction de l’illustration. Examinons cette vignette pour « Le Petit » (fig. 1). La composition montre un homme pendu et une bonne consternée devant la macabre découverte qu’elle vient de faire. Publié d’abord dans Le Gaulois du 19 août 1883, puis repris dans les Contes du jour et de la nuit, « Le Petit » relate l’histoire d’un veuf, Monsieur Lemonnier, à qui sa bonne, Céleste, dévoile qu’il n’est pas le père de son fils Jean. Le suicide de Monsieur Lemonnier est le dénouement du conte ; cette vignette liminaire dévoile donc aux lecteurs le triste sort du héros dès la première page.

Une autre vignette liminaire annonce elle aussi la fin de l’histoire : celle d’« Un lâche ». On y voit un homme qui se tire une balle dans la tête (fig. 2). Publié toujours dans Le Gaulois du 27 janvier 1884, « Un lâche » raconte l’histoire du Vicomte Gontran-Joseph de Signoles qui, terrifié à l’idée d’un duel, et de peur que les autres le voient trembler, se suicide au pistolet avant le jour de l’affrontement. Le décalage entre le texte et l’image est d’autant plus frappant qu’au début de l’histoire, le « beau Signoles » est présenté comme « maître d’une fortune suffisante », « demandé dans les salons » et qui « vivait heureux, tranquille, dans le bien-être moral le plus complet ». Quant au cul-de-lampe de ce conte, il montre un duel au pistolet, soit une scène qui justement n’a pas lieu dans l’histoire. Ces deux vignettes n’assument donc pas le rôle d’illustration au sens habituel du terme.

Nous retrouvons, dans ces dessins, le style des illustrations de la presse à sensation, où abondent scènes d’horreur et découvertes macabres. Dès la fin du XIXe siècle, beaucoup de quotidiens ou de revues populaires tels que Le Petit journal ou L’Illustration, relatant les faits divers, montraient des scènes dramatiques pour susciter l’émotion des lecteurs (fig. 3). « L’irrésistible attraction du fait divers » [12] s’exerce sur le public par les meurtres, crimes, accidents, suicides, scandales, bref, les événements extraordinaires de la vie quotidienne [13].

L’illustration trahit parfois le texte. Examinons le cas de « L’Ivrogne » dont la vignette liminaire montre un homme qui, une chaise dans les mains, bat sa femme dans son lit (fig. 4). Celle-ci, horrifiée, tourne la tête et avance les bras comme si elle voulait arrêter désespérément la barbarie de son mari. Or, cette scène de boucherie – persuadé que sa femme Mélina l’a trompé, Jérémie la bat à mort jusqu’à ce qu’elle devienne « une bouillie de chair et de sang » – se passe en fait dans une chambre sans lumière. Ni Jérémie, ni Mélina ne se voient. Le narrateur décrit brillamment la déraison de Jérémie :

 

Alors, tout d’un coup, un doute traversa sa cervelle obscurcie, un doute indécis, un soupçon vague. Il ne bougeait point ; il restait là, assis par terre, dans le noir, cherchant ses idées, s’accrochant à des réflexions incomplètes et trébuchantes comme ses pieds. (...) Lentement il se mit sur les genoux. Une colère sourde le gagnait, se mêlant à la fermentation des boissons. (…) Il fit un pas, heurta une chaise, la saisit, marcha encore, rencontra le lit, le palpa et sentit dedans le corps chaud de sa femme. (…) Un cri jaillit de la couche ; un cri éperdu, déchirant. Alors il se mit à frapper comme un batteur dans une grange. Et rien, bientôt, ne remua plus [14].

 

Tout se passe donc dans le noir complet au sens large du terme. La perte de la raison de Jérémie est décrite magistralement, mais la puissance du texte est complètement anéantie par la vignette, à la fois révélatrice et infidèle. On voit bien ici la stratégie éditoriale de Marpon et Flammarion : donner à voir, dès la première page de l’histoire, une scène sensationnelle choc pour attirer les lecteurs.

 

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[6] Lettres inédites de Gustave Flaubert à son éditeur Michel Lévy, présentées par Jacques Suffel, Paris, Calmann-Lévy, 1965, p. 61.
[7] D’Eylac, « Guy de Maupassant », dans Le livre et l’image, Paris, Librairie Auguste Fontaine, 1893, p. 95.
[8] Ibid., p. 96.
[9] Lettre de Maupassant à Havard, 20 octobre 1887, Correspondance, Genève, Edito-Service, 1973, t. II, p. 265. « Je viens de recevoir avis de Marpon que Toine et les Contes du jour et de la nuit sont l’un au dixième mille, l’autre au onzième. Or ce sont mes deux plus mauvais livres, lancés à 5 F sans aucune réclame. »
[10] Ibid., p. 98. « Je ne signale que pour mémoire d’autres volumes parus chez le même éditeur [= Marpon et Flammarion] avec des figures de Mesplès qui ont peu d’importance. »
[11] Lettre de Maupassant à Havard, Correspondance, t. II, Ibid., p. 161.
[12] Titre d’une section de l’exposition « La presse à la une. De la Gazette à Internet », organisée par la Bibliothèque nationale de France, du 11 avril au 15 juillet 2012. (consulté le 10 juin 2020).
[13] Sur le fait divers, voir Le Fait divers, catalogue d’exposition du Musée national des arts et traditions populaires (19 novembre 1982-18 avril 1983), A. Monestier et J. Cheyronnaud, Paris, Editions de la Réunion des musées nationaux, 1982, et la revue Romantisme, n° 97, numéro spécial « Le fait divers », SEDES, 1997. Voir aussi les travaux de Dominique Kalifa, notamment Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005.
[14] G. de Maupassant, « L’Ivrogne », dans Contes du jour et de la nuit, Paris, Marpon et Flammarion, 1885, pp. 166-168.