Les éditions illustrées des contes
de Guy de Maupassant : procédés photomécaniques et stratégies éditoriales

- Torahiko Terada
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résumé
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Figure du naturalisme, Guy de Maupassant (1850-1890) fut aussi un maître de la nouvelle. Reconnu de son vivant, il fut fécond notamment au cours de la décennie 1880-1890, avec six romans mais surtout plus de 300 contes et nouvelles. Sa notoriété encouragea certainement les éditeurs à publier des éditions illustrées de ses contes. Les Œuvres complètes illustrées de Guy de Maupassant de la librairie Ollendorff connaîtront le succès dans les années 1900, mais plusieurs recueils de ses contes publiés de son vivant étaient déjà accompagnés d’images.

On est frappé aujourd’hui, devant ces livres illustrés, par leur aspect hétéroclite : on y trouve aussi bien des éditions populaires avec des images grossières et violentes, que des livres de luxe fins et élégants imprimés en couleurs. Ces éditions partagent toutefois un point commun : elles ont souvent recours à des procédés photomécaniques pour la reproduction des dessins. Que signifie l’usage de ces procédés dans la publication des éditions illustrées de l’écrivain ?

 

Les procédés photomécaniques au XIXe siècle

 

Le fait que les illustrations des œuvres de Maupassant aient souvent été reproduites à l’aide de procédés photomécaniques, n’a rien de surprenant : l’usage de ces techniques était courant dans le dernier quart du XIXe siècle. Rappelons toutefois que, jusqu’au milieu du siècle, les illustrations étaient essentiellement des gravures. Les estampes pouvaient être regroupées techniquement en trois catégories : les procédés en creux, les procédés en relief et les procédés chimiques. Les eaux-fortes et le burin appartiennent à la première catégorie, le bois à la seconde et la lithographie à la troisième. Toutes ces techniques garantissaient plus ou moins la valeur artistique des illustrations. Chaque méthode avait ses outils, ses supports et surtout son charme. La finesse des traits, quoique différente selon les procédés, faisait l’admiration des aficionados.  

Dès les années 1860, la spécificité de toutes ces techniques commença à disparaître avec l’arrivée de méthodes photomécaniques. Celles-ci permettaient en effet de transférer n’importe quel dessin sur presque tous les supports possibles. Le nom de « paniconographie » – technique inventée par le lithographe Firmin Gillot (1820-1872) au milieu du XIXe siècle – représente bien cette dimension universelle. Il employa une plaque de zinc au lieu d’une pierre lithographique, et surtout fit mordre cette plaque en métal pour avoir des reliefs. Il déposa un brevet, en 1850, pour ce procédé que l’on devait appeler plus tard le « gillotage ».

Après la mort de Gillot père, son fils, Charles Gillot (1853-1903), produisit des clichés au moyen de la technique photographique et l’associa au gillotage. En 1876, Gillot fils installa son atelier photographique rue Madame à Paris ; le nouveau gillotage – photogravure en relief – fut ainsi utilisé de manière industrielle en France. Son succès tenait à ce que son coût était beaucoup moins élevé que celui des autres techniques de gravure. Alors que la gravure sur bois revenait de trente centimes à trois francs le centimètre carré, en fonction des difficultés à reproduire l’original et de la réputation du graveur, le gillotage ne coûtait que cinq centimes pour la reproduction d’un dessin au trait sur papier [1]. Cette nouvelle technique avait aussi le grand avantage de garantir la fidélité au dessin. Emile Bergerat (1845-1923), homme de lettres, rapporte ainsi les paroles de Gillot fils :

 

Le résultat n’est pas douteux, n’est-ce pas ? Eh bien ! croiriez-vous que les illustrés se refusent encore à utiliser le gillotage, en dépit des artistes, et malgré l’économie sur les prix de revient ! Ils s’obstinent à la vieille xylographie, ou gravure sur bois, sans couleur, sans accent, infidèle et plate, oh ! plate [2].

 

Dans la mesure où il faut graver le bois suivant les traits du dessin, la « traduction » de la gravure sur bois est inexorablement plus ou moins infidèle à l’original. Au contraire, le procédé photomécanique permet la reproduction d’un dessin tel qu’il est.

Le gillotage inventa aussi une nouvelle façon de dessiner. Ecoutons cette fois Adrien Marie (1848-1891), illustrateur et défenseur du gillotage :

 

Sur un papier couché de blanc, je décalque mon croquis à l’aide d’un papier bleu ; puis je dessine mon sujet à la plume et à l’encre de Chine. Ensuite, avec de petites roulettes, je creuse de petits sillons en blanc, qui produisent des saillies sans détruire aucunement mon dessin. Alors je promène un crayon anglais noir et un peu gras sur les parties que j’ai préparées avec ma roulette ; j’obtiens alors des tons de gravures. Le dessin une fois terminé est réduit par la photographie, et l’on met en guise de papier une plaque de zinc enduite de bitume ; … puis l’acide vient graver cette plaque, et l’on a une gravure. On a, par ce moyen, le double avantage de n’être pas gravé par un graveur sur bois, ce qui est le désespoir du dessinateur… [3].

 

A part l’usage de la roulette, le « papier Gillot » – disparu de nos jours des rayons des magasins de matériels de dessin – donnait les mêmes effets : c’était un papier couché ou gaufré, appelé également papier procédé, avec lequel l’artiste pouvait obtenir les tons de gravures notamment pour le fond du dessin [4]. En appliquant du blanc ou en creusant une partie du papier, le dessinateur pouvait facilement corriger le dessin. Les défauts dus à la retouche disparaissaient lors de la prise photographique, qui ne gardait que les traits noirs suffisamment foncés. Le gillotage conquit ainsi non seulement les éditeurs mais aussi beaucoup d’artistes, et triompha sur le marché du livre illustré de la fin du XIXe siècle.

En revanche, les amateurs du livre ne cachaient pas leur dédain pour les procédés mécaniques. En 1883, Jules Brivois (1832-1920), un des plus grands bibliophiles du XIXe siècle, écrit pour défendre la véritable gravure sur bois :

 

De 1835 à 1845 et surtout dans les premiers temps, le tirage se faisait directement sur les bois, et avec beaucoup de soin, aussi les beaux exemplaires de cette époque sont-ils très recherchés ; mais depuis et par suite de l’application de la galvanoplastie aux clichés, on ne tire plus sur les bois, sauf quelques exceptions bien rares pour certains papiers de luxe ; aujourd’hui le tirage se fait sur un cliché que l’on peut renouveler presque indéfiniment, et qui peut donner de bonnes ou de mauvaises épreuves selon qu’il a été plus ou moins bien réussi [5].

 

Le gillotage, procédé mécanique, voire photomécanique, ne pouvait pas échapper à cette accusation.

 

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[1] Etude de Claude Motteroz, publiée dans le journal L’Imprimerie (1891), citée dans J. Adeline, Les Arts de reproduction vulgarisés, Paris, Ancienne Maison Quantin, 1894, p. 124.
[2] E. Bergerat, Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3 (La Vie moderne... : 1879-1884), Paris, Fasquelle, 1912, pp. 71-82.
[3] Lettre d’Adrien Marie datée du 26 mai 1879 citée par Emile Bayard dans L’illustration et les illustrateurs, Paris, Ch. Delagrave, 1898, p. 277.
[4] Pour plus d’informations sur le papier Gillot, voir G. Fraipont, « Le papier couché » et « le papier procédé », dans Les Procédés de reproduction en relief, manière d’exécuter les dessins pour la photogravure et la gravure sur bois, Paris, H. Laurens, 1895, pp. 32-59. Voir également T. Terada, Les Procédés photomécaniques et l’illustration des textes littéraires français au dernier quart du XIXe siècle, thèse de doctorat (3e cycle) sous la direction d’Anne-Marie Christin soutenue à l’Université Paris 7 Denis-Diderot, 2001.
[5] J. Brivois, Bibliographie des ouvrages illustrés du XIXe siècle, Paris, L. Conquet, 1883, p. VIII.