Batailles de symboles :
la caricature comme arme

- Sarah Hervé
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Fig. 7. Anonyme, « La Belle et la Bête »,
La Charge
, 1833

Il s’agit ensuite de développer la façon dont La Charge et La Caricature se servent de l’allégorie féminine, et d’expliquer ce que cet exemple peut nous révéler des références politiques des deux journaux.

 

« La France », « La Liberté » et « La République »

 

Dans les exemples développés plus tôt à propos du coq gaulois, ce dernier est souvent accompagné d’une femme, à la fois dans La Charge et dans La Caricature. La figure féminine, qui dans les codes iconologiques constitue toujours une allégorie, y incarne fréquemment « La France » et « La Liberté ». La Charge recourt plutôt à l’allégorie féminine pour représenter « La France », même si elle peut, occasionnellement, signifier « La Liberté ». Dans certaines caricatures, le dessinateur de La Charge représente également « La République » en femme. Dans La Caricature, l’allégorie féminine a une valeur positive, qui préfigure Marianne [22]. De même, lorsque la femme symbolise « La France » ou « La Liberté », dans La Charge, elle est représentée et décrite d’une manière positive. Au contraire, lorsqu’elle y incarne « La République », elle est décrite comme une figure vieille ou laide [23].

Cette dualité de l’allégorie dans La Charge est parfaitement illustrée dans le dessin intitulé « La Belle et la Bête » (fig. 7), publié le 7 juillet 1833. La caricature montre deux statues figurant deux femmes qui sont opposées l’une à l’autre : « La Liberté » et « La République » L’une est « assise sur le lion, emblème de sa force » et elle « a pour base la Charte constitutionnelle de 1830 » tandis que l’autre, en revanche, est « montée sur un âne, symbole de son entêtement et de son ignorance », et elle « n’a pour base qu’un misérable tréteau que le moindre choc doit culbuter ». « La Liberté », elle, est forte, belle et juste, tandis que « La République » est laide, indigne, instable et complètement ridicule.

Dans l’article qui commente la caricature, il est écrit que la « Liberté » est « belle aux yeux de tous ; belle par sa noble origine, belle par toutes les prospérités qui l’accompagnent » alors que la « République, au contraire, telle que nous l’avons vue, et même telle qu’on nous la promet encore, est laide et bête ». La République est coiffée d’une « brioche républicaine », ce qui la rend encore plus repoussante et comique. La conclusion du caricaturiste est la suivante : « Après cela, comparez la Belle et la Bête, et voyez laquelle mérite mieux vos hommages ».

Ce dont les caricatures de la brioche, du coq gaulois et de l’allégorie féminine de la France-Liberté témoignent, c’est que La Charge cherchait à se situer en « opposition à l’opposition », entre autres grâce à son usage des symboles. Le combat d’idées se passait dans les caricatures. Néanmoins, La Charge ne réussit jamais à se détacher de son adversaire – La Caricature, ne fondant son existence que par réaction à ce dernier. Cela témoigne de la position prépondérante de la presse d’opposition, pendant toute cette période, et en particulier des caricatures des journaux de Philipon : toute la presse satirique française se référait aux poires, d’une manière ou d’une autre. Le symbole de la brioche, bien que son créateur prétendît qu’il était différent de la poire, s’y référait indéniablement. Ce que la brioche révèle ainsi, c’est que même un journal qui souhaitait soutenir le gouvernement dépendait finalement de la créativité de la presse d’opposition, construisant une stratégie défensive plutôt qu’offensive, comme en témoigne le traitement de la poire.

Il en va de même pour le symbole du coq gaulois dans La Charge, qui s’opposait d’une certaine manière au coq gaulois de La Caricature. Philipon avait ainsi imposé des normes au sein de la presse satirique française, en particulier au cours des cinq premières années de la monarchie de Juillet, et son influence est durable : La Caricature est d’ailleurs encore considéré comme l’un des journaux satiriques les plus importants de l’histoire française [24].

La pratique du symbole était ainsi au cœur de cette « bataille » entre l’opposition et le gouvernement, et il est désormais certain que l’opposition en fût la « gagnante ». Aucun symbole n’entra autant au sein de la culture commune que celui, caricatural, de la poire [25]. Ce constat est d’autant plus ironique lorsque l’on met à jour que cette stratégie des symboles a été initiée par Louis-Philippe lui-même et son appropriation de symboles « révolutionnaires », indiquant la rupture avec les monarchies précédentes. Un même symbole, selon le média qui l’abrite et sa représentation, peut ainsi revêtir une pluralité de sens, à l’instar du coq gaulois que l’on voit aussi bien dans La Caricature que dans La Charge.

 

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[22] M. Agulhon, Marianne au combat, chapitre II « La Déesse et le Roi-Citoyen. 1830-1848 », Paris, Flammarion, 1979.
[23] La Charge, 17 mars 1833.
[24] R. J. Goldstein, Censorship of Political Caricature in Nineteenth-Century France, Kent, Kent State University Press, 1989, p. 124.
[25] F. Erre, Le Règne de la Poire, op. cit., p. 131.