Batailles de symboles :
la caricature comme arme
 [1]
- Sarah Hervé
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résumé
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Fig. 1. Anonyme, « Le Poiricide et le ___ ... »,
La Charge, 1832

Fig. 2. Ch.-J. Traviès, « Ah ! scélérate
de poire ... », La Caricature, 1832

Le 7 octobre 1832, le journal satirique La Charge [2] (1832-1834) publia son premier numéro. Le prospectus annonçant la publication du journal déclarait : « Le crayon historique de nos artistes, s’il ne s’attaque, politiquement parlant, qu’au roi et aux ministres, ne remplit qu’une partie de sa mission ». La Charge visait ici le journal d’opposition de Charles Philipon, La Caricature, créé deux ans auparavant. Indignée par le travail des journaux existants, l’équipe de La Charge voulait s’en prendre à l’opposition. Dans la présentation du journal, le gérant, qui signait du nom de « Bellair » et dont l’identité nous est inconnue, précisait déjà les groupes qui devaient aussi, selon lui, faire l’objet de la satire :

 

Les carlistes, les républicains, les saint-simoniens, les journalistes, les publicistes, en un mot, les ambitieux et les extravagans [sic] de toutes les couleurs, plus ou moins fous, plus ou moins coupables, ne sont-ils pas également dignes d’exciter la verve pittoresque de nos dessinateurs ?

 

Pour tenter de comprendre la ligne éditoriale de La Charge, il est intéressant de se pencher sur certains symboles récurrents dans les dessins du journal, en les comparant à ceux de La Caricature.

 

La Charge et La Caricature : la poire et la brioche

 

Dès ses premiers numéros, La Charge se présente comme l’antithèse de La Caricature, toutefois sans jamais le nommer directement. La Charge s’indigne de la façon dont ce journal d’opposition utilise le registre de la satire visuelle. Bellair qualifie ainsi la presse d’opposition d’égoïste, à l’instar de La Caricature, qui « présente un vaste ensemble de ridicules, souvent bouffons, parfois atroces, et bien faits pour exciter la bile d’un nouveau Juvénal » [3]. Il est possible, selon lui, de créer des caricatures vertueuses et moralement justifiables, et telle sera la mission du journal. Les caricatures faites par l’opposition ne sont en effet pas seulement de mauvais goût, elles représentent aussi un danger pour l’ordre public. Les caricatures en poires de Philipon, qui prolifèrent depuis la fameuse métamorphose du roi Louis-Philippe [4], représentent ce danger selon La Charge. C’est pour cela que le journal publie le 11 novembre 1832 une caricature intitulée « Le Poiricide » (fig. 1). Ce dessin satirique montre le personnage de Mayeux [5] qui s’apprête à assassiner le roi Louis-Philippe à l’aide d’un poignard. Le roi est dessiné de dos : il ignore ce qui se passe derrière lui. On aperçoit un chapeau renversé à même le sol à côté de Mayeux, qui semble lui appartenir. De la calotte du chapeau émerge une feuille de papier, sur laquelle un bonnet phrygien est dessiné, faisant office de signature. Ce symbole suggère ainsi que le meurtre imminent aurait été commandité par les républicains.

A gauche de l’illustration se trouve une borne décorée d’une affiche, qui représente un homme donnant un coup de couteau à une poire. Ce dessin, réalisé par Traviès quelques mois auparavant, publié dans La Caricature du 12 avril 1832, y était légendé du même titre que sur l’affiche, « Le Poiricide » (fig. 2). Le « Poiricide » de La Charge est ainsi une réponse directe au « Poiricide » de La Caricature, et mêle l’offense à la satire, avec le dessin d’un chien qui urine sur l’affiche. La tentative de meurtre représentée dans la caricature de La Charge est censée refléter le « meurtre » de la poire dans le dessin de La Caricature : la caricature est ici bien plus violente envers la personne du Roi.

Seulement huit jours après la parution de cette image, une tentative d’attentat contre Louis-Philippe fut commise [6]. D’après les témoignages, un coup de feu fut tiré dans la direction du roi. Le tireur ne réussit pas à toucher Louis-Philippe et ne fut jamais retrouvé. Cet événement conféra à la caricature de La Charge un aspect prémonitoire. « C’est une triste satisfaction, quand un malheur arrive, de pouvoir s’écrier : Je vous l’avais bien dit », déclara le directeur de La Charge dans un article publié le 25 novembre 1832, six jours après la tentative d’assassinat du Roi.

Néanmoins, les attaques de La Charge contre l’image de la Poire ne suffisent pas à illustrer la variété des critiques faites au journal dirigé par Philipon. La Charge utilisa donc un autre symbole : celui de la Brioche, d’ailleurs commun avec La Caricature, et issu de la caricature anglaise [7]. Le bonnet phrygien représentait selon le caricaturiste de La Charge l’idéologie du républicanisme et ressemblait à une brioche : « La silhouette de la brioche représente exactement celle du bonnet phrygien, autrement dit, du bonnet de la République ». Le caricaturiste de La Charge ne mentionne ni La Caricature ni le symbole de la poire comme sources d’inspiration dans les explications des dessins satiriques où la brioche paraît. Cependant, dans une notice publiée en avril 1833, La Charge compare explicitement la brioche à la poire : « Ceux qui ont fait de la poire un emblème si ingénieux, à les croire, qu’ils l’ont mis et le mettent encore à toute sauce, viennent de faire de la brioche un emblème non moins ingénieux ».

 

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sommaire

[1] Cet article présente certains aspects d’une recherche en cours, menée dans le cadre de ma thèse de doctorat consacrée au journal La Charge à l’université d’Oslo sous la direction d’Ellen Krefting, et intitulée « Gallery of the Contemporary Insanities. A Historical Analysis of Political Caricatures in the French Journal La Charge (1832–1834) ». Je voudrais remercier Juliette Degennes pour ses relectures du présent article.

[2] Ne pas confondre avec le journal du même nom d’Alfred Le Petit, créé en 1870. La Charge ou les Folies contemporaines. 1832-1834. Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, FOL-LC2-1326.
[3] La Charge, 7 octobre 1832.
[4] Le dessin créé par Philipon en 1831, représente la métamorphose de Louis-Philippe en poire en quatre images. La poire devient alors un symbole contre la monarchie de Juillet Voir K. Döhmer, « Louis-Philippe als Birne : zur Karikatur und ihrer Herkunft aus der Physiognomik », Pantheon XXXVIII, juillet-septembre 1980, pp. 248-254 ; S. Le Men, « Calligraphie, Calligramme, Caricature », Jean-Didier Urbain (dir.), Langages, numéro spécial Lettres et Icônes, septembre 1984, n° 75, pp. 83-102, et « Gravures, caricatures et images cachées : la genèse du signe du roi en Poire », Genesis, n° 24, 2004, pp. 42-69 ; J. Cuno, Charles Philipon and La Maison Aubert : the Business, Politics, and Public of Caricature in Paris, 1820-1840, Ph.D. dissertation, Harvard University, 1985 ; Caricatures politiques 1829-1848, De l’éteignoir à la poire, catalogue d’exposition, Conseil Général des Hauts de Seine, Maison de Chateaubriand, 1994 ; E. K. Kenny, J. M. Merriman, The Pear, French Graphic Arts in the Golden Age of Caricature, Mount Holyoke College Art Museum, South Hadley, Massachusetts, 1991 ; S. Petrey, « Pears in history », Representations, été 1991, n° 35, pp.52-71, et In the Court of the Pear-King, Ithaca, Cornell University Press, 2005 ; Ch. Van Schoonbeek, Les Portraits d’Ubu, Paris, Séguier, 1998 ; F. Erre, Le Règne de la Poire. Caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2011.
[5] Mayheux, écrit aussi Maiheux ou Mayeux, est une figure satirique popularisée par le caricaturiste Traviès. C’est un bossu qui incarne les défauts de la bourgeoisie sous la monarchie de Juillet. Voir E. K. Menon, The Complete Mayeux. Use and Abuse of a French Icon, Berne, Peter Lang A.G., 1998 ; S. Le Men, « Les images sociales du corps », dans A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello (dir.), Histoire du corps, tome II (De la Révolution à la Grande Guerre), Paris, Editions du Seuil, 2005, pp. 119-143 (sur Mayeux, Prudhomme et Macaire).
[6] L’attentat contre Louis-Philippe du 19 novembre 1832, eut lieu alors que le roi s’apprêtait à traverser le Pont-Royal. Plusieurs attentats ont été commis contre Louis-Philippe pendant la monarchie de Juillet, dont celui de Fieschi avec sa « machine infernale » le 28 juillet 1835.
[7] Par contre, le symbole de la brioche n’était alors pas associé au républicanisme.