Le poète coréen Yi Sang, illustrateur du roman
de Pak T’aewôn, Une journée du romancier
monsieur Kubo
(1934)

- Yoon-Jung Do
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Fig. 6. Yi Sang, Une journée du romancier
monsieur Kubo
, 1934

Fig. 7. Yi Sang, Une journée du romancier
monsieur Kubo
, 1934

Fig. 8. Yi Sang, Une journée du romancier
monsieur Kubo
, 1934

Fig. 9. Yi Sang, Une journée du romancier
monsieur Kubo
, 1934

L’espace visuel des illustrations de Yi Sang

 

Le caractère novateur du texte peut être senti lui aussi dans le style des illustrations de Yi Sang. Je voudrais m’attacher maintenant à des exemples qui montrent bien cette nouveauté, en me concentrant sur les méthodes de décomposition et de recomposition de l’espace visuel de la lecture.

 

Les procédés de décomposition de l’espace représenté

 

Les moyens de décomposer l’espace visuel se fondent sur trois techniques. La première est le « collage » [12] et « l’assemblage » d’objets hétérogènes, à la manière des cubistes ou des futuristes. Voyons l’illustration de l’épisode 1 (fig. 6). Jusqu’à cette époque, les Coréens écrivaient verticalement et la reliure se trouvait à droite, de sorte que le regard parcourait la page de haut en bas et de droite à gauche. Ici, en suivant ce mouvement du regard, le lecteur découvre une paire de chaussures, une canne entre deux chaussures, une main tenant un stylo, des feuilles pour manuscrit, et enfin le visage d’une jeune femme. Ces objets sont évoqués dans l’épisode 1 du roman, sauf la main tenant un stylo et les feuilles pour manuscrit. L’identité de Kubo commence à se révéler seulement dans le deuxième épisode. Les objets dans l’illustration sont proposés au regard des lecteurs sans aucun indice qui permette de les lier du point de vue de leur signification. L’espace visuel à interpréter se divise verticalement en autant de parties que d’objets isolés. De plus, la main et les feuilles composent le fond sur lequel se détachent les autres objets. Ainsi, cette image se divise encore en deux niveaux de sens, cette fois, en profondeur. Cette technique oblige à regarder plusieurs fois l’image en déplaçant le regard, chaque fois attentif à un objet, en s’interrogeant sur la relation que les objets entretiennent entre eux.

La deuxième technique est la division de l’espace visuel en fonction des différences d’échelle des objets représentés. J’ai indiqué plus haut que les deux auteurs s’intéressaient au cinéma, et Pak T’aewôn a écrit qu’il avait essayé d’appliquer dans ce roman la technique dite overlap, la superposition des scènes [13]. Il s’agit de la description croisée, en quelques phrases, d’un évènement du présent et d’un autre appartenant au passé, d’un évènement réel et de la pensée libre du héros. Dans l’image de Yi Sang aussi, on peut voir une technique qui évoque un effet cinématographique : le zoom avant et le zoom arrière appliqués différemment à chaque objet. Le décalage dans la proportion des objets dont j’ai parlé peut être considéré comme le résultat de cette manipulation. Dans l’illustration de l’épisode 2 (fig. 7), les doigts qui indiquent les montants en argent sont vus en gros plan et la jupe traditionnelle coréenne en haut à droite est vue relativement de loin. Le papier pour manuscrit à gauche se situe à une distance moyenne. L’épisode 2 décrit encore l’inquiétude de la mère, ainsi que sa fierté devant son fils qui lui a offert de l’argent, qu’elle compte dépenser pour acheter une étoffe et se faire une jupe traditionnelle. Dans le roman, la comparaison du prix de la jupe et de la somme que Kubo a donnée à sa mère n’apparaît pas clairement, mais Yi Sang a choisi de la montrer à travers les chiffres, 2 pour la somme que Kubo a gagnée en écrivant, et 3 pour le prix de l’étoffe. Le revenu de l’écrivain n’est pas suffisant pour faire une jupe, et la tristesse et l’autodérision de Kubo sont mises en relief par le gros plan sur les doigts qui indiquent le chiffre 2 très clairement.

La dernière technique de décomposition de l’espace visuel est la juxtaposition d’un fond noir et d’un fond blanc dans une même vignette. Cette technique met en avant le contraste entre les blancs et les noirs [14]. De manière générale, la gravure en relief produit ce genre d’effet de manière très efficace. Voyons l’illustration de l’épisode 22 (fig. 8), qui décrit la séparation de Kubo avec la jeune femme qu’il a rencontrée à Tokyo quand il y faisait ses études. Ici, Yi Sang utilise non seulement l’effet de zoom mentionné plus haut, mais aussi le contraste entre les deux couleurs associées aux personnages principaux. La gravure en relief et la gravure en creux occupent chacune à peu près la moitié de l’espace visuel. Par cette technique, Yi Sang sépare les deux personnages qui se trouvaient pourtant dans le même lieu. En même temps, il représente aussi par le fond noir et la ligne très fine le regret et la souffrance de Kubo au présent. Cela nous semble proche de la technique du flash-back au cinéma. Le souvenir de la femme est représenté de la même manière dans l’illustration de l’épisode 20 (fig. 9).

 

La construction d’un espace graphique unifié

 

Si ces trois techniques ci-dessus conduisent à fragmenter la perception de l’espace visuel qu’offre l’illustration au lecteur, Yi Sang crée aussi les conditions d’une autre appréhension, unifiée, de ces images. Après avoir lu le roman, le lecteur saisit sur un autre plan l’unité visuelle globale dont participe chaque vignette. En effet, dans la plupart des cas, le lecteur est d’abord attiré par l’image offerte comme une devinette ou une énigme, puis il entame la lecture du texte et comprend qu’elle doit être vue comme une seule unité visuelle. Yi Sang semble avoir imaginé les procédés visuels incitant à cette nouvelle lecture.

 

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[12] Ce caractère de l’illustration de Yi Sang a été déjà souligné par Pak Chi-Bum et Kim Mi-Yeong : Pak Chi-Bum, « Yi Sang saphwaywongu – soseol sapreul jungsimeuro » [Etude sur les illustrations de Yi Sang – autour de l’illustration du roman], Eomunyeongu [Etudes de langue et de littérature], vol. 38, n° 1, 2010, pp. 387 et 413. (박치범, 「이상 삽화 연구 – 소설 삽화를 중심으로」, 『어문연구』 ; Kim Mi-Yeong, « Yi Sangui munhakgwa kkollaju » [L’Œuvre littéraire de Yi Sang et le collage], Hankukhywondaemunhakywongu [Etudes sur la littérature contemporaine coréenne], vol. 32, 2010, pp. 5-36 (김미영, 「이상의 문학과 꼴라쥬」, 『한국현대문학연구』).
[13] Pak T’aewôn, « Pyohyeon myosa gigyo – changjakyeorok » [Expression, description, technique – cahier de création], dans Kuboga ajeukPakT’aewônilttae – Pak T’aewônsupiljip [Quand Kubo était encore Pak T’aewôn – recueil d’essais de Pak T’aewôn], Séoul, Gipeunsaem [(Fontaine profonde], 2005, pp. 273-276 (박태원, 「표현∙묘사∙기교 - 창작여록」, 『구보가 아즉 박태원일 때 - 박태원수필집』, 류보선 편, 깊은샘).
[14] C’est encore Pak Chi-Bum qui le premier a prêté attention à cette spécificité des illustrations de Yi Sang. Voir Pak Chi-Bum, art. cit.