De l’illustration comme transgression
- Anne-Marie Christin

   Rio/Belo Horizonte, août 2009

note éditoriale

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Mais Johannot ne se contente pas de ces contrepoints imagés transformant en pastiches visuels des pastiches littéraires. Ce n’est pas à la narration seulement qu’il s’attaque comme à un genre académique figé, mais à la phrase – et parfois avec un mépris total pour son auteur. Il se complaît d’autant plus dans ce jeu que les techniques nouvelles de reproduction graphique l’y encouragent. La vignette s’incruste dans le texte, rompant les genres, brisant la logique de l’expression. « Mais qui diable pourra me dire ce que c’est qu’un cheval pâle ? » demande Nodier. – Qu’à cela ne tienne, le voici (fig. 36), et bien « pâle » puisque la vignette nous le montre caracolant à l’état de squelette et guidé par un cavalier en aussi ascétique appareil. Plus loin, le nom de Venise séduit tant le zélé dessinateur qu’il devance l’écrivain, (fig. 37) et que celui-ci se trouve décrire, au lieu de la ville elle-même, la gravure qu’il a sous les yeux. Evoque-t-il à propos de Venise Byron et Delacroix ? D’enthousiasme Johannot l’interrompt pour leur faire hommage d’un médaillon unissant leurs deux profils. La voiture imaginaire de Théodore n’est pas un traîneau ? – en voici pourtant un fort joli. Un érudit pensait à tort que la colombe de Noé était un goéland ? Beau prétexte cependant à vision nocturne et fantastique (fig. 38). Les énumérations de noms de papillons et de mouches sont le délire de l’entomologiste devenu conteur. Arlequins, fous, valets de cartes, montreurs de marionnettes – comme aussi cette représentation remarquable, mais inutile à l’intrigue, du Dôme de Milan (fig. 39) – sont celui de l’illustrateur.

Il arrive toutefois aussi que l’auteur annule à son tour en une phrase la mise en scène magistrale inventée par l’illustrateur pour servir son imaginaire. C’est ainsi qu’à peine avons-nous été saisis par le spectacle impressionnant (fig. 40) d’un personnage d’allure barbare et d’un crocodile mâchoire ouverte se rencontrant le long d’une rivière que Nodier enchaîne brutalement : « Je poussai un cri, mais tout avait disparu ». Tel est le principe du Roi de Bohême : troubler les normes, renverser les catégories, démystifier le réel pour l’ouvrir aux lois capricieuses et fascinantes du rêve, la magie en revient cependant toujours, d’abord, à l’image, car elle seule possède le don absolu de la présence : en elle se révèle le vrai autant que perdurent les mirages. Peut-être est-ce parce qu’il éprouvait quelque irritation à l’admettre que Nodier n’a pas donné suite à l’expérience du Roi de Bohême. Il est vrai aussi que son livre n’a connu aucun succès commercial – il causa même la ruine de son éditeur, Delangle – et que seuls de rares amateurs éclairés, tels Balzac ou Delacroix, l’accueillirent avec enthousiasme.

En 1920, une dizaine d’années après avoir collaboré au Bestiaire d’Apollinaire (fig. 41), Raoul Dufy accepta d’accompagner les Madrigaux de Mallarmé d’« images » (terme qu’il a préféré à celui d’« illustrations », il importe de le souligner) (fig. 42). Il répondait en cela à un défi assez semblable à celui d’où était né le Roi de Bohême un siècle plus tôt ; réaliser une œuvre mixte, associer au génie du texte celui de l’image. Les circonstances étaient cependant très différentes. Mallarmé n’étant plus là, il ne pouvait être question de dialogue entre écrivain et illustrateur, comme cela avait été le cas entre Charles Nodier et Tony Johannot. Mais surtout, la conception que Mallarmé se faisait de « l’écrivain » lorsqu’il avait composé ces textes ne correspondait plus au modèle que Nodier tenait encore à défendre. L’œuvre n’existait plus pour lui selon sa voix mais à partir de son support visuel. « Mon travail personnel [...] je crois, sera anonyme, le Texte y parlant de lui-même et sans voix d’auteur », avait-il écrit à Verlaine en 1885. « L’œuvre pure, précise-t-il dans Crise de vers, implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, [...] remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase ». Il n’y avait là nulle abnégation ou résignation de sa part : Mallarmé avait seulement découvert à travers l’art de Manet (fig. 43) la « fonction–auteur » du peintre – celle que, précisément, Michel Foucault avouera avoir négligé d’interroger dans sa fameuse conférence sur « Qu’est-ce qu’un auteur ? » – et qui est très différente de celle de l’écrivain. « Poétiser par art plastique, moyen de prestiges directs, semble, sans intervention, le fait de l’ambiance éveillant aux surfaces leur lumineux secret » avait observé Mallarmé. C’est du support de l’objet-livre et de l’articulation en marges et en blancs de ses pages, autant que de ses traces imprimées, qu’il voulait désormais faire naître, à la manière d’un tableau, le poème.

Les Madrigaux regroupent vingt-cinq petits textes sélectionnés par les éditions de la Sirène parmi les « vers de circonstance » dont l’édition complète devait paraître à la NRF à la fin de la même année 1920. Ils participent pleinement de ce projet de poésie incarnée, dont Mallarmé avait trouvé l’inspiration chez Manet [8] et, au-delà de lui – et sans doute grâce à lui – dans les surimono japonais, ces « calendriers d’artistes » associant objets, peinture et poésie par toutes sortes de combinaisons subtilement décalées, (fig. 44) tel ce surimono de Hokusai de 1822 qui appartient à une série célébrant l’année du cheval... Bien qu’ils aient été conçus chacun à l’intention d’un destinataire particulier, les billets de Mallarmé, qui accompagnaient des envois d’oranges glacées, d’œufs de Pâques, ou de petits cadeaux d’anniversaire, étaient indissociables de l’objet sur lequel ils étaient inscrits. A l’occasion de la publication de certaines de ses adresses en forme de quatrains par la revue américaine The Chap Book Mallarmé avait d’ailleurs confié : « ... Le poète ajoute que l’idée lui en vint à cause d’un rapport évident entre le format des enveloppes et la disposition d’un quatrain – par pur sentiment esthétique ».

C’est par l’objet-livre que Dufy et Mallarmé se rejoignent en dépit du temps qui les sépare, le peintre substituant après-coup la matière de la page, qui leur était chère à l’un et l’autre, à celle de l’objet élu par le poète, afin d’instaurer entre le texte ancien et l’image neuve un lien qui soit à la fois de complicité et de métamorphose, de lecture et d’interprétation créatrice. Le premier des Madrigaux est particulièrement exemplaire de cette fidélité transgressive qui, de la texture verbale d’un poème fait surgir un objet visuel (fig. 45).

 

Tu choisis ton temps pour renaître !
Tout, de la fleur ivre et debout
Jusqu’au rayon de la fenêtre
Sourit, et tu fais comme tout.

 

Cet hommage printanier rendu à une jeune fille, sans doute Geneviève Mallarmé, présente le caractère insolite d’évoquer sa destinataire non pas de façon directe et physique mais à travers les éléments d’un paysage auquel elle se confond par la magie d’une double métaphore qui fait que leurs propriétés s’échangent : c’est elle qui « renaît », non la nature, et c’est la nature qui « sourit ».

 

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[8] [Ajout marginal] : « Nous aurons l’occasion d’y revenir ».