De l’illustration comme transgression
- Anne-Marie Christin

   Rio/Belo Horizonte, août 2009

note éditoriale

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L’apparition de l’imprimerie au XVe siècle, et d’abord celle de la typographie, allait bouleverser profondément l’imaginaire occidental de l’écrit (fig. 19). Ce bouleversement concernait en premier lieu la lettre elle-même. Isolée sur son petit socle de plomb, cette lettre redevenait la figure codée qu’avaient imaginée les Grecs, et que des siècles de pratique manuscrite n’avaient cessé de défaire et de recomposer, au gré du ductus. Mais elle devenait aussi – ce qui était tout à fait nouveau – un objet, brut et manipulable comme un élément de marqueterie. Cette nouveauté se complétait par une autre, qui en était le corollaire. Le blanc – non plus seulement celui des marges mais celui des intervalles qui séparent les mots, les lettres ou les lignes – se trouvait matérialisé lui aussi en « objets-signes » dans la « casse » du typographe. Nécessaires à la réalisation physique de la page, à sa tenue sous la presse, ces objets paradoxaux – puisqu’ils étaient à la fois vides et présents – possédaient enfin une particularité plus insolite encore : devenus désormais indispensables à la mise en page du texte, ils pouvaient intervenir en tant que tels dans l’élaboration du sens verbal.

Il faudra attendre Mallarmé et le Coup de dés, comme je l’ai dit, pour que le blanc typographique intervienne effectivement dans la création littéraire : longtemps, sa capacité expressive n’a été perçue et exploitée qu’en relation avec la structure formelle du livre, comme dans la « page de titre », qui apparaît au XVIe siècle. Toutefois, l’architecture mosaïquée du texte que l’on doit à la typographie a suscité dès sa création une forme d’illustration d’un type tout à fait neuf, et qui devait connaître un succès tel que sa formule allait envahir l’Europe pendant trois siècles : l’emblème (fig. 20).

Dérivé du mot grec « emblèma », « incrustation », le terme qui désigne l’emblème confirme qu’il appartient bien au monde de l’imprimé, et qu’il a été produit par lui. C’est d’ailleurs dans Emblematum liber ou « livre d’emblèmes », publié à Augsbourg en 1531 par le juriste milanais André Alciat, qu’il fait son apparition. Les historiens du livre ne savent cependant pas dans quelle catégorie le classer. La plupart d’entre eux le considèrent comme un genre littéraire, formule qui ne lui convient pas vraiment – pas plus d’ailleurs que le terme d’« illustration », auquel on a également recours, n’est adéquat pour définir l’image qu’il contient. L’emblème est un genre mixte, le premier dans l’histoire occidentale, et c’est en cela précisément que réside son intérêt. Son originalité tient au fait que, rompant avec la culture logocentriste et la vocation sonore de l’alphabet, l’image y domine le texte et que, par un processus assez semblable à celui de l’expansion transgressive propre au système hiéroglyphique, elle entraîne ce texte dans sa mouvance au lieu de dépendre de lui.

La structure de l’emblème est simple, il se décompose en trois parties : un titre, une gravure, une épigramme. Les premiers vers de cette épigramme décrivent la gravure qui la surmonte et les derniers en explicitent le sens symbolique. Dans cet emblème de Jacques Callot (fig. 21), le titre latin, repris en français : « Dans sa prison il est en sûreté » surplombe une saynète montrant face à face un chat et un oiseau dans une cage. Suit l’épigramme, également en deux versions : « Cet oiseau prisonnier chante dans ce haut lieu. Sans avoir peur du chat, qui sans cesse l’éclaire (le regarde). Malgré tous les démons, le moine craignant Dieu, Psalmodie, et bénit sa prison volontaire. » L’importance de la mosaïque typographique dans « l’effet d’image » dont joue le texte est évidente ici : la cohérence syntaxique des divers fragments qui le constituent repose exclusivement sur la page, traitée comme la surface d’un tableau. Sa lecture n’est linéaire que dans le cadre très limité, et lui-même optiquement circonscrit, de phrases possédant un même style et un même corps typographiques : elle relève partout ailleurs, et pour l’essentiel, du parcours, de l’évaluation spatiale.

Une telle audace ne se comprend cependant que parce que la figure graphique occupe, matériellement et stratégiquement, le centre de la page. Le motif traité par Callot n’est visible en ce lieu textuel, et il ne le rend « visible » à son tour, que dans la mesure où il participe lui-même de la mosaïque typographique, où il est une image gravée, incrustée au cœur de l’emblème. On a signalé depuis longtemps que la révolution majeure qu’avait connue l’Europe de la Renaissance était moins celle de l’invention de la typographie que celle de la gravure, qui la précède. On lui doit l’image scientifique, cette image délivrée des erreurs de retranscription et des maladresses du copiste, une image qui peut « voyager seule », sans accompagnement textuel, hors du livre. Ce sont d’ailleurs les commentaires entourant les premières gravures sur bois qui ont conduit de la xylographie à la typographie, comme en témoignent les « livres blocs » – telles ces Bibles des pauvres réalisées dans le premier tiers du XVe siècle (fig. 22). L’emblème a restauré à sa façon, un siècle plus tard, cette hiérarchie en quelque sorte contre-culturelle, puisqu’elle privilégiait l’image par rapport au texte, en faisant bénéficier l’estampe d’une liberté supplémentaire, qu’elle devait cette fois à la typographie : celle de la fragmentation, du morcellement, qui la rendait indépendante de son contexte initial. Une telle liberté autorisait le réemploi, on l’a maintes fois souligné, mais surtout, et plus subtilement, elle transformait l’image d’« illustration » en citation vagabonde, en vision erratique, disponible pour les usages les plus divers. Tel n’est pas le cas dans l’emblème de Callot. Mais d’autres emblèmes, en premier lieu ceux du fondateur du genre, Alciat, comportent parfois des images qui déconcertent en étant sensiblement décalées par rapport au contenu de leur environnement textuel. (fig. 23) Voici par exemple comment la légende selon laquelle le poète et musicien Arion aurait été sauvé par un dauphin est « illustrée » dans l’emblème qui lui correspond, lequel a pour thème l’amitié : à l’image du poète a été substituée celle d’un enfant, un putto dans le style italien.

Maladresse ? négligence ? – ou au contraire volonté de créer un effet de surprise chez le lecteur – spectateur ? Impossible de le savoir. Mais ce qui me semble certain est que le choix de cette image correspond à une intuition spécifiquement visuelle, étrangère par conséquent à toute préoccupation d’ordre logique ou démonstratif, selon laquelle la seule co-présence d’un texte et d’une image donnés, leur « contraste simultané » et la contamination qui en résulte, suffisent à légitimer leur rencontre et à la rendre efficace. Les écrivains-critiques d’art du XIXe et du XXe siècles – Baudelaire, les frères Goncourt, Reverdy – tenteront d’analyser ce phénomène et d’en faire la théorie [6]. Pour Alciat, et les créateurs d’emblèmes à sa suite, l’idée était seulement de prendre modèle sur une forme d’écriture qui fascinait les philosophes et les artistes de leur temps mais qu’ils ne pouvaient appréhender que de manière approximative et empirique : l’écriture hiéroglyphique.

 

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[6] [Ajout marginal] : « on peut également dire que l’image sérialisée – et plus encore l’image publicitaire – en sont directement issues ».