L’illustration dans l’œuvre
d’Anne-Marie Christin.
Une étude bibliographique

- Hélène Campaignolle-Catel
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La transgression : un opérateur théorique récent et complexe

 

Parmi les différents termes théoriques que nous avons répertoriés, transgression appartient aux notions qu’on dira « propriétaires ». C’est-à-dire qu’il s’agit d’un terme peu fréquent dans le domaine académique [65], auquel la chercheuse accorde un sens particulier et qui lui sert de pierre angulaire. Le terme rejoint d’autres termes usuels qu’elle construit comme des objets théoriques : surfaceapparence, écran, parcours. Transgression se différencie de ceux-ci par sa structure morphologique et les caractéristiques sémantiques qui en dérivent : issu du verbe transgresser, le terme transgression peut se décliner par l’adjectif transgressif ou s’employer comme verbe (transgresser). Sémantiquement abstraite, l’opération de « transgression » exprime un passage qui implique une transformation radicale et héroïque : un « franchissement des frontières » (§2). Le titre de la conférence qui lie les deux termes « illustration » et « transgression » par l’outil « comme » souligne donc une transformation de nature méliorative [66]. Considérer l’illustration « comme » transgression, c’est renverser le précédent référentiel – celui des doctrines de la pensée alphabétique – et transformer une pratique contrainte et réduite en une création émancipée. Dans le registre des termes de la même famille sémantique et de connotation positive, on trouvera les termes suivants : révolution, métamorphose, mutation, qui indiquent tous une transformation radicale, dans le temps. D’autres termes tels que métissage, rencontre, mélange, contamination ou amalgame, décrivent un processus de transformation spatial par contact ou par croisement. Transgression qui, dans son sens initial signifie l’« action de passer de l’autre côté, de traverser », partage cette caractéristique mais sa dimension spatiale s’est effacée au profit d’une signification plus abstraite et d’une connotation religieuse qui lui donne son relief supérieur. Il est intéressant de constater que le texte de 1986 utilise « mutation » à propos de l’illustration (« l’illustration était mutation [67] ») et que l’exposé de 2009 lui substitue « transgression ». Il y a ici un passage de témoin entre concepts proches, preuve d’une théorie qui avance et se nuance, grâce aux concepts nouveaux qu’elle génère.

Mais la notion de transgression est-elle réellement nouvelle en 2009 ? Et en quoi est-elle pertinente pour aborder l’illustration ? S’il nous est impossible de retracer la présence et le rôle du terme dans l’ensemble des textes de la chercheuse, les sondages effectués apportent quelques éclairages concordants. Premier constat, une relative absence avant 2000 : une seule occurrence dans L’Image écrite. A titre comparatif, le terme mutation est présent dans seize pages, métamorphose dans huit... En 1995, transgression ne semble pas faire partie de l’attirail conceptuel de la chercheuse, non plus que métissage avec lequel il sera étroitement associé dans la conférence de 2009 (§5). Les emplois antérieurs à 2000 apparaissent peu saillants : le mot apparaît généralement sous forme d’un emprunt à un auteur [68] ou dans un emploi usuel [69]. En 2000, il est peu présent dans Poétique du blanc, mais deux des trois occurrences montrent que la notion se densifie. D’une part, dans une phrase manifeste empruntée à Mallarmé et placée en introduction de l’ouvrage : « Voir le blanc, dans la civilisation de l’alphabet, ne pas l’identifier à une absence, un manque, un deuil, relève de la transgression [70]. » D’autre part, dans un passage en italique modifié entre l’édition de 2000 et celle de 2009 : « Car "l’effet", s’il est un étonnement ou une surprise est d’abord une expérience de proximité transgressive  entre un objet – une image – et le spectateur qui la contemple, celle d’un lien les associant l’un à l’autre de façon inexplicable mais essentielle [71]. » Le fragment qui concerne Fromentin qualifie l’effet produit par la grande peinture sur le spectateur : la chercheuse y ajoute l’adjectif « transgressive [72] » en 2009. Un dernier texte offre une balise de départ pour cerner cette montée en puissance de la notion entre 2001 et 2009 : il s’agit de l’article « De l’invention de l’idéogramme à la lisibilité de l’alphabet » [73]. On y relève des emplois similaires à ceux de la conférence de 2009 : l’image est présentée comme une « communication transgressive » car elle « opère entre deux univers hétérogènes [74] » ; cette qualité s’applique aussi à « l’écriture » qui manifeste elle aussi un « effort de transgression [75] ». C’est donc entre 2001 et 2009 [76] que le terme transgression s’impose et supplante en partie les termes précédents mutation et métamorphose accentuant la force d’expression qu’exprime ce passage de frontière : « Ce n’est donc pas à une fusion qu’aboutit l’association des deux médias mis en œuvre par l’écriture, mais à leur transgression mutuelle [77]. » La transgression indique un processus qui met en œuvre de façon frictionnelle deux substrats hétérogènes, qui peuvent être deux médias, mais aussi deux réalités étrangères (le visible et l’invisible, le texte et le réel, le spectateur et l’image). Le terme qui n’est donc pas apparu en relation directe avec « illustration », s’applique à un phénomène communicationnel dont la dimension de rupture hérite des premières images pariétales [78] : l’illustration s’inscrit désormais, avec la conférence de 2009, dans cette configuration.

 

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Quelles conclusions peuvent être établies au terme de ce trop rapide parcours ? La méthode que nous avons choisie de suivre en partant de la bibliographie de la chercheuse permet-elle de mieux définir la place qu’occupe l’illustration dans son œuvre critique et plus spécifiquement le rôle qu’y joue la conférence de 2009 ? Les conclusions semblent modestes mais convergentes : le thème illustratif est développé de façon précoce dans l’œuvre d’Anne-Marie Christin, dès les années 1980, et décline après 1989 ; il s’inscrit en cela dans la constellation des thèmes issus du domaine de l’histoire du livre présents en début de carrière et devenus moins visibles ensuite (« livre », « illustration », « typographie », « page »). Par la suite, ces termes seront supplantés dans la zone titre par des concepts plus personnels, et plus transversaux qui s’échappent du giron universitaire de l’époque (« support », « mémoire », « idéogramme », « apparence », « intervalles », « figures », etc.). La conférence de 2009 élargit par ailleurs de façon manifeste le scope des textes théoriques qui la précèdent, à la fois sur le plan temporel, générique et épistémologique. Elle inscrit la question de l’illustration hors de l’histoire du livre dans le cadre d’une théorie personnelle de la communication écrite qui couvre le temps long de l’histoire humaine. Elle inverse au passage la perspective négative sur l’illustration en la croisant avec un concept théorique récent et d’ordre positif : la transgression. Désignant la mise en contact de données hétérogènes sous la forme non d’une fusion mais d’un échange de différences, la transgression s’applique à de nombreuses pratiques culturelles dont l’illustration – joignant une image à un texte écrit – n’est qu’un exemple potentiel parmi d’autres.

Cet article et ses propres interrogations concernent en définitive autant l’objet dont il est question, que la méthode qu’il est possible de construire à partir de son objet (la construction de la bibliographie d’un chercheur, les outils que nous offrent aujourd’hui les humanités numériques pour mieux appréhender ce type de source) et les corrélats que cette interrogation apporte : de quoi parle-t-on quand on parle de l’œuvre d’un chercheur ? Cette dernière question n’est pas la moindre et elle ouvre un secteur qui croise la linguistique textuelle, les humanités numériques et l’anthropologie de la recherche. Il est probable qu’A.-M. Christin aurait réprouvé ce genre d’approche : « formaliste », fondée sur les chiffres et la langue, faisant passer le texte devant le document matériel, relevant de l’ânonnant décompte de la logique discursive que nous imposent l’alphabet et son adjuvant numéral. Ce qui échappe ici est la lumière imaginative qui fait naître les concepts dont on a relevé la trace titulaire ou textuelle et dont A.-M. Christin a gardé le « lumineux secret ».

Ces réserves étant posées, la « clarté classificatoire de la langue [79] » – aussi trompeuse et limitée soit-elle – mérite d’être défendue : lettres et chiffres peuvent former un alliage complémentaire, propre à soutenir notre objectif heuristique [80] de départ. Imparfaite, la méthode proposée ne conduit certes pas à une pêche miraculeuse : elle fournit des balises et des pistes qui restent à explorer. Pour la compléter, il faudrait lui adjoindre d’autres sources de données parmi lesquelles la liste des ouvrages constitutifs de la bibliothèque d’A.-M. Christin (et le ratio d’ouvrages dédiés à l’illustration), sa correspondance avec le réseau de chercheurs avec lesquels elle a été en lien sur le domaine de l’illustration mais aussi, et en premier lieu, un accès numérisé complet aux ouvrages et articles voire aux manuscrits de la chercheuse. Cette dernière possibilité permettrait d’associer une recherche plein-texte dans les corpus publiés à une étude génétique qu’il nous était impossible d’envisager dans cette première analyse destinée à donner quelques repères pour mieux comprendre les enjeux de cet inédit.

 

 

Annexes

 

Tableau 1 : Occurrences des 5 notions les plus fréquentes dans les titres d’Anne-Marie Christin entre 1974 et 2018

 

Tableau 2 : Relevé en 4 catégories et nombre d’occurrences d’une trentaine de termes présents dans les titres

 

Tableau 3 : Nombre moyen d’articles ou chapitres d’ouvrages publiés par an par Anne-Marie Christin

 

>Michel Melot - Introduction
>Márcia Arbex-Enrico - A propos du texte « De l’illustration
comme transgression » d’Anne-Marie Christin
>Anne-Marie Christin - De l’illustration comme transgression
>sommaire
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[65] Bien sûr, on peut trouver le terme « transgression » dans des œuvres critiques contemporaines d’A.-M. Christin (citons à titre d’exemples celles de G. Bataille, M. Foucault, R. Riese-Hubert) mais elles ne nous semblent une source de la chercheure.
[66] Dans la bibliographie, plusieurs titres longs sont construits à l’aide d’outils de liaison tels que « et », « à », « comme », ou les deux-points. La conjonction « comme », moins fréquente que les autres, n’apparaît que dans deux articles antérieurs à 2009 : « La typographie comme langue écrite », vol. 4, n° 1, 1988, Word & Image, pp. 430‑438. Et « Philippe Soupault et la peinture ou : du portrait lyrique comme principe de la critique d’art », dans Philippe Soupault, le poète, Klincksieck, Paris, [s.n.], 1992, pp. 131‑147.
[67]  A.-M. Christin, « L’illustration », op. cit., p. 411, note 29.
[68] « S’exprimant face aux images, en réponse à ce qu’elles ne sauraient lui « dire », mais qu’elles lui imposent comme tel à leur façon, le poète-illustrateur renverse les normes du discours. [...] Où est la transgression cependant ? »  (op. cit., 1995, p. 189).
[69] C’est le cas en 1998 : « Comme si, de pouvoir transgresser la formule absurde du "je vois" – cette expression que nous apprenons à employer (je cite encore Wittgenstein) "avant d’avoir appris à distinguer entre le voir et la cécité" – avait constitué pour ces poètes, de façon aberrante et imprévue, un des enjeux essentiels de leur art » (« Le sujet de l’apparence : voir et dire dans Romances sans paroles », dans M. Bercot (dir.), Actes du colloque international des 6-8 juin 1996, Paris, Klincksieck, 1998, pp. 43‑53).
[70] A.-M. Christin, Poétique du blanc, op. cit., 2000, p. 5. Une seconde occurrence empruntée à Mallarmé – cette fois du terme « transgresser » – suggère que le poète pourrait être la source du concept de transgression. « Je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse », dit Mallarmé, parlant de la mesure de l’alexandrin qu’il respecte dans Un Coup de dés... (ibid., p. 173).
[71] A.-M. Christin, Poétique du blanc : vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Paris, Vrin, 2009, p. 107.
[72] A.-M. Christin, Poétique du blanc, op. cit., 2000, p. 127.
[73] A.-M. Christin, « De l’invention de l’idéogramme à la lisibilité de l’alphabet », ». Les Actes de Lecture. La Revue française de l’AFL, n° 73 (mars), 2001.
[74] Ibid., p. 85. « Les dieux, qui ne parlent pas la langue des hommes, ne peuvent se manifester à eux que par des visions. [...]  Ce qui distingue une telle communication du langage verbal c’est qu’elle opère entre deux univers hétérogènes. Il s’agit d’une communication transgressive, ce que sera, à plusieurs niveaux, l’écriture. »
[75] Ibid., p. 88.
[76] L’Invention de la figure contient pour sa part de nombreuses occurrences qui mériteraient une étude plus complète.
[77] A.-M. Christin, « De l’invention de l’idéogramme à la lisibilité de l’alphabet », op. cit., 2001, p. 88.
[78] §2 « L’image, telle qu’elle apparaît à l’époque préhistorique (2), se présente comme l’incarnation d’un projet de communication transgressive, comme l’accomplissement du désir propre aux sociétés archaïques d’accéder à l’invisible par l’intermédiaire du visible, d’établir un lien physique entre l’univers des hommes et l’au-delà, tel qu’il puisse se substituer à l’écran mystérieux et souverain du ciel nocturne et de son réseau d’étoiles. »
[79] A.-M. Christin, « La déraison graphique », Textuel, Ecritures paradoxales, n° 17, 1985, p. 10.
[80] On entend ici « heuristique » au sens philosophique du terme : « Discipline qui étudie les procédés de recherche pour en formuler les règles, et qui effectue une réflexion méthodologique sur cette activité. L’heuristique se distingue de la méthodologie en ce sens qu’elle est plus une réflexion sur l’activité intellectuelle du chercheur que sur les voies objectives de solution (BIROU 1966) » (TLFI).