L’illustration dans l’œuvre
d’Anne-Marie Christin.
Une étude bibliographique

- Hélène Campaignolle-Catel
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Cette disqualification du terme illustration explique pourquoi la chercheuse aborde les objets qu’elle étudie avec un a priori positif, comme « n’étant pas de l’illustration » : ainsi de certaines vignettes typographiques qui « ne sont pas des illustrations : empruntées à deux gravures visiblement sans rapport l’une avec l’autre, elles ont chacune une valeur de "signe" plus que de représentation » [54] ; des incursions de Philippe Clerc dans l’œuvre double (« L’exercice s’inspire plus de la traduction ou du glossaire que de l’illustration [...]. Aucun mélange des genres, ici, aucune "vignette" ou "fenêtre" explicative [55]. »). Ou encore de tel « rouleau [japonais] du XIIe siècle » dont la chercheuse déclare : « Il ne s’agit ici ni de transcription à proprement parler, ni d’illustration, mais en quelque sorte d’un hommage rendu par l’image à une parole fondatrice [56]. » On retrouve ce mouvement de disqualification dans la conférence de 2009 à propos de l’emblème : « La plupart [des historiens du livre] le considèrent comme un genre littéraire, formule qui ne lui convient pas vraiment – pas plus d’ailleurs que le terme d’illustration auquel on a également recours, n’est adéquat pour définir l’image qu’il contient » (§17).

La défiance envers le terme – et la notion qu’il désigne – s’inverse en partie dans la conférence de 2009 grâce au concept de transgression dont on va maintenant tenter de cerner le rôle et la portée.

 

3. Singularités d’un inédit

 

Panoramique, l’exposé de 2009 aborde la conception de l’image depuis l’origine pariétale jusqu’au XXe siècle. La structure de l’exposé est globalement binaire. L’introduction prend la forme d’un long préambule (§1-11) sur les liens de l’image et de l’écriture, précisant la spécificité transgressive de l’image et la prolongation que constitue l’illustration comme transgression. Après une courte transition (§12), la première partie de la conférence (§13-16) développe les différentes formes de « transgression visuelle [57] » dans l’espace médiéval manuscrit : l’exemple principal est celui des vignettes en marge des manuscrits étudié par Camille Michaël où l’image contredit le texte. La seconde partie, beaucoup plus développée (§17-35), concerne l’époque de l’imprimé moderne. Le premier jeu d’exemples de « transgression illustrative » s’attache aux emblèmes (§17-20) dont la nature technique permet le réemploi, et dont les auteurs ont utilisé la qualité d’image errante, en s’inspirant notamment des hiéroglyphes (§21) puis de l’art de la mémoire (§22-24), où ce n’est pas tant le lien de l’image à un référent qui compte, que les relations entre les différents éléments liés par leur support. Suit une courte transition sur le concept de l’illustration né au XIXe siècle (§25), dans laquelle la chercheuse rappelle comment l’illustration se confronte à une idéologie dominante qui promeut une version fonctionnelle de l’image dont Théophile Gautier est un représentant (« l’illustrateur voit à travers les yeux d’un autre », §25). Dans le camp adverse, les artistes comme Maurice Denis, ou Raoul Dufy défendent une conception de l’illustration davantage créatrice (§26). La fin de la conférence le démontre à l’aide de deux exemples de livres doubles des XIXe et XXe siècles qui relèvent de « l’illustration transgressive » (§26-35) : L’Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux (§26-29), Les Madrigaux (§30-35). Une courte conclusion achève l’exposé (§36).

 

Un référentiel élargi, une théorie augmentée

 

La conférence de 2009 rappelle au paragraphe 25 quelques balises essentielles de l’histoire de l’illustration du XIXe siècle : l’invention du terme « illustrateur » au XIXe siècle [58], le renouvellement du sens du terme « illustration » dans le premier tiers du siècle [59]. Ces précisions terminologiques et les dates associées sont reprises d’un passage de l’article consacré aux Mains libres paru dans L’Image écrite [60]. De même, le paragraphe 26, qui précise les positionnements des créateurs quant à l’illustration, est repris de l’article de 1986 [61] et renvoie à l’article sur Le Voyage d’Urien. Ces rappels utiles sur le plan pédagogique permettent d’ancrer l’exposé sur des repères historiques connus et des exemples situés. Mais d’autres repères plus larges – absents en 1986 et brièvement esquissé en 2001–, acquièrent une importance supérieure, inscrits cette fois en lien avec le système de pensée de la chercheuse : l’invention de l’alphabet grec au VIIIe siècle (§8-10) qui a fait perdre à l’écriture sa dimension iconique; l’apparition de l’imprimerie au XVe siècle qui permet au texte de retrouver un fonctionnement idéographique (§15-16) ; l’importance des arts de la mémoire dont l’origine légendaire remonte au VIe siècle et qui indiquent la voie d’un autre fonctionnement possible du signe écrit (§22-23). La chercheuse inscrit ainsi l’illustration dans un cadre non pas tant historique qu’anthropologique, en resituant, comme elle le souligne elle-même dans son introduction, son approche de l’illustration « dans le cadre plus général d’une recherche portant sur la communication écrite [62] ».

La théorie de l’illustration exposée en 2009 ne repose pas, on l’a compris, sur de nouvelles données de recherche – comme c’était en partie le cas en 1986 ou 2001 où de nouvelles œuvres étaient décrites – mais vise à resituer son objet – l’illustration – au sein d’un référentiel théorique édifié depuis L’Image écrite auquel la conférence renvoie explicitement dans ses notes et son diaporama. La pensée d’Anne-Marie Christin repose en effet sur un certain nombre d’axiomes stables [63] dont la conférence restitue des fragments : liens consubstantiels entre écriture et image même dans la forme dénaturée de l’alphabet ; antériorité de l’image sur l’écriture, forme visuelle dérivée de l’image ; supériorité de l’image comme mode de communication vers l’invisible (§3) ; liberté que conserve l’image sur l’écriture malgré les principes logocentriques occidentaux (§11) ; indépendance de l’image vis-à-vis de la langue ; différence structurelle entre le système idéographique et le système alphabétique, et supériorité du premier sur le second, notamment par les liens maintenus par le système idéographique avec l’image, a contrario du système alphabétique (§8-11). Les autres acteurs clés de cette théorie sont les concepts, rendus visibles par l’italique et qui défilent au début de l’exposé : « pensée de l’écran » citée dans les premières pages [64] ; ce qu’elle nomme les « intervalles-figures » (§3) pourvus d’un rôle sémantique dans l’image ; les notions spatiales qu’elle substitue à l’approche sémiologique / sémiotique : « métissage » (§2, 5) ; « voisinage » (§3, 14), « contamination » (§ 4, 7, 20, 23) ; la notion d’œuvre « mixte » (§17, 31) ; la « lisibilité » qu’elle aborde sous la forme paradoxale de la « lisibilité perdue » de l’écriture alphabétique (§11). Au sein de cet archipel conceptuel, le terme transgression acquiert une place singulière et quasi-couturière. Outre le titre qui comporte une occurrence, on trouve 9 occurrences de mots de la famille transgress- dans l’exposé dont 4 formes adjectivales et 5 formes nominales. Le préambule en contient la majorité (§2, 5, 7), puis après le paragraphe 12 qui sert de transition, une occurrence soutient la démonstration pour chaque type de transgression abordée (§17, 27, 33, 36). Attardons-nous sur les spécificités de ce terme qui ourle littéralement l’exposé de 2009.

 

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[54] A.-M. Christin, « Silences du noir », dans A. Beyer et L. Le Bon (dir.), Silence : über die stumme Praxis der Kunst, Berlin, Allemagne, Deutscher Kunstverlag, 2015, p. 286.
[55] A.-M. Christin, « Oostende », Trait court 2, hors-série, Paris, 2003. 
[56] A.-M. Christin, « Espace et mémoire : les leçons de l’idéogramme », Protée, vol. 32, n° 2, 2004, p. 27.
[57] « Transgression visuelle » signifiant ici que la transgression émane de l’image.
[58] § 25 : « En témoigne l’invention en 1845 du terme d’"illustrateur". »
[59] Ibid. : « C’est dans le premier tiers du XlXe siècle que le terme d’"illustration" s’est substitué en France à ceux d’"estampe", de "gravure" ou de "planche", pour désigner l’image du livre. »
[60] A.-M. Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, 1995, pp. 188 et 240, note 43.
[61] A.-M. Christin, « L’illustration », op. cit., p. 411 : le paragraphe 11 de l’article qui débute par « Le point de vue des écrivains était tout autre » est repris en grande partie dans le § 26 de la conférence.
[62] § 1 « C’est dans le cadre plus général d’une recherche portant sur la communication écrite, ses différentes composantes et ses enjeux, que se situe mon approche de l’illustration. »
[63] Voir sur ce point l’introduction de Michel Melot dans ce numéro.
[64] Sur cette « pensée de l’écran », rappelons le numéro à paraître « La Pensée de l’écran » sous la direction de J. Baetens et V. Anger dans la revue Ecriture et image.