Blessures de Goethe. Un Faust parodique
par Alfred Crowquill (1834) et sa version
allemande par Anselmus Lachgern (1841)

- Evanghelia Stead
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Fig. 5. Al. Crowquill, « Faust Hears that Margaret
is in Prison
», 1834

Fig. 6. Al. Crowquill, « Faust Signs Over his Soul
to the Devil
», 1834

Fig. 7. A. Lachgern, « Mephistopheles : Nur eins ! Um
Lebens oder Sterbens willen. Bitt'ich nur ein Paar
Zeilen aus
», 1841

Fig. 8. Anselm Lachgern, « Faust : Verrätherischer,
nichtswuürdiger Geist !
», 1841

Un personnage sort indemne de ce traitement : le diable, qui porte son nom anglais, Old Nick. Comparé au diable de Retzsch (fig. 4), il a à peine gagné en embonpoint, contrairement à Marguerite, et sa silhouette incisive, couronnée par la longue plume dont l’a gratifié Retzsch, mène la danse. Crowquill l’a doté d’un attribut supplémentaire, la longue pipe allemande qu’il fume imperturbablement par deux fois (III, XI, fig. 5). Or, au seuil de l’opuscule, Crowquill avait adopté ce même accessoire pour s’auto-portraiturer double, « German in an English dress » (fig. 1 ). La pipe taillée dans l’écume de mer marquait la nouvelle tentative de traduction, censée rendre son véritable esprit et son sens au poème sauvage affadi : « Now we propose, not to give a dull and literal Translation of our Author, but the true spirit and meaning of the Poem in the vernacular » [22] – « Nous nous proposons à présent, non pas de donner une Traduction terne et littérale de notre Auteur, mais de rendre le véritable esprit et sens du Poème en langue vernaculaire ». On pourrait dès lors penser que, si Faust s’est anglicisé, si cette Madge suspecte défend sa vertu à l’aide d’un parapluie, accessoire britannique insigne, le seul esprit allemand au cœur de la parodie est bien ce diable avec sa pipe en écume de mer. « The devil is in the details », dit une expression anglaise. L’allemand y répond « Der Teufel sitzt im Detail », tout comme le français : « Le diable est dans les détails ». Qu’il partage cette pipe caractéristique avec l’auteur, « Allemand en costume anglais », suggère qu’un génie allemand diabolique survit dans cette parodie, qui est autant une charge de la pièce allemande par le texte et l’image qu’une mystification anglo-germanique. La pipe fait d’Old Nick une autre facette de Momus par accointance avec l’auteur. Ou bien serait-ce l’inverse ? Un commentaire de presse, paru dans The Weekly True Sun, et redonné par l’éditeur sur la quatrième de couverture de la deuxième édition de la parodie, met en évidence à la fois la polymorphie et l’allure proprement allemande du diable, avec un jeu de mots qui rapproche « appropriée » (germane) et « allemande » (German) :

 

The many-figured tempter of Faust never took more shapes than Faust himself has assumed, literary and pictorial. Here is another version of his story, quite as “germane to the matter” as the most German of them all.

Le tentateur polymorphe de Faust n’a jamais revêtu plus de formes, littéraires et illustrées, que celles assumées par Faust lui-même. Voici une autre version de son histoire, tout aussi “appropriée à la matière” que la plus allemande de toutes.

 

On ne peut pas soutenir que ces jeux incessants sur allemand (germane, germen, German) aient été une invitation à revenir au pays d’origine. Mais ce qui advint relève de la suite piquante, inséparable de l’esprit de parodie.

 

Retour en Allemagne

 

Sept ans plus tard, en 1841, la parodie de Crowquill resurgit en Allemagne sous forme d’un petit album à l’italienne sous couverture vert absinthe (14,7 x 19 cm), réduit aux seules images et intitulé Bilder zu Goethe’s Faust [23]. L’album paraît à Leipzig, un des centres de production du livre allemand, chez Carl Friedrich Doerffling (Dörffling). Il est signé Anselmus Lachgern, littéralement « qui aime rire », un pseudonyme que tous les catalogues sur la postérité du Faust de Goethe attribuent à Crowquill, ce qui est douteux. Ce masque est cependant impossible à lever [24]. En réalité, Lachgern n’est que la traduction allemande de Philogelos, « l’ami du rire », un recueil de blagues en grec ancien, de style familier, qui prend souvent à partie les intellectuels. Sa première rédaction daterait du IIIe ou du IVsiècle de notre ère et il a souvent été réédité depuis le XVIIe siècle [25]. Quant aux planches, la comparaison entre les deux suites, celle gravée par Crowquill et la nouvelle, probablement lithographiée, révèle plusieurs variantes de détail. L’album allemand est composé de copies retouchées et non de la reprise des dessins de Crowquill. L’artiste inconnu qui y travailla relève de la tradition allemande de l’Umriss. Sa ligne est bien plus précise que celle de Crowquill et il enrichit son dessin de détails, simplement esquissés ou grossièrement représentés dans l’opuscule anglais. Dans la planche du cabinet, par exemple, les bocaux de Faust, au contenu vague chez Crowquill (fig. 6), contiennent un fœtus et un cœur dans l’album de Lachgern (fig. 7), une synecdoque qui résume l’histoire de Marguerite, comme c’était le cas dans l’album de Retzsch (fig. 3) ; la bibliothèque de gauche a une étagère en moins pour les mêmes objets ; l’arc brisé au fond est plus pointu, la décoration du poêle plus soignée. Sur l’étagère supérieure de la bibliothèque de droite, un squelette animal (peut-être celui d’un singe) tourné vers la gauche se penche sur un crâne humain tourné vers la droite, en imitant de nouveau la scène conçue par Retzsch (fig. 3). Il se pourrait que ce duo malicieux entre l’animal et l’homme reflète l’esprit de la copie et du contre-type qu’on retrouve sur la couverture verso (voir infra). On sait que l’esprit simiesque est depuis longtemps lié à l’imitation parodique.

Dörffling, éditeur leipzigois plus tard associé à Franke, publiait à l’époque des ouvrages traduits de l’anglais [26], et dans les années 1840 des albums par pays offrant des vues panoramiques et des scénographies paysagères (vedute). Ces planches de dimension moyenne (26 x 31 cm), gravées sur acier, s’organisent autour d’une vue centrale, agrémentée tout autour d’images au trait, plus petites, représentant d’autres paysages, vues urbaines, monuments ou saynètes locales caractéristiques. Dans une d’entre elles, intitulée Unter-Italien (Italie du Sud) [27], la vue centrale, une vue panoramique de Naples, est enjolivée de saynètes pittoresques. Selon Andreas Beck [28], deux d’entre elles sont des copies de gravures sur bois de bout par John Jackson, parues en 1833 dans The Penny Magazine, puis redonnées dans le Magasin pittoresque et Das Pfennig-Magazin [29]. Les activités de Dörffling et ses échanges commerciaux avec la Grande-Bretagne favorisent donc l’idée que l’album de Lachgern est une copie lithographiée, sans doute par un artiste allemand, des planches de Crowquill importées et remaniées.

Nulle intention n’y est affichée, mais les éléments sont parlants. Autant le sobriquet Lachgern que les caricatures copiées sur Crowquill, qui parodiait Retzsch, forment une parodie de parodie non seulement de la suite de Retzsch, mais surtout de la pièce de Goethe de deux façons : par les légendes et par une omission d’image. Ces légendes auraient pu être une traduction de celles de Crowquill, au lieu de quoi, ce sont des vers directement puisés dans le Faust de Goethe. Plus encore, les planches parodiques d’origine ont toutes été reprises, à l’exception de la dernière, celle du cachot que Marguerite refuse de quitter. Le petit album allemand s’ouvre ainsi sur la signature du pacte (pl. 1) pour se clore sur la confrontation entre Faust et le diable (pl. 11, fig. 8), en d’autres mots, sur une tension non résolue. L’omission de la scène de la prison, où Marguerite est rachetée par les voix célestes dans l’original, la prive de tout horizon de salut, même caricatural. L’objet semble suggérer que le cycle pourrait recommencer, Faust restant prisonnier du contrat signé sur la première planche, ce qui ne manque pas de sel.

 

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[22] Al. Crowquill, Faust, A Serio-Comic Poem with Twelve Outline Illustrations, Op. cit., p. vii.
[23] Bilder zu Goethes Faust, von Anselmus Lachgern, Leipzig, C. F. Doerffling, 1841.
[24] Tous les catalogues consultés, même ceux qui connaissent la parenté avec Crowquill, restent muets à ce sujet.
[25] Voir Va te marrer chez les Grecs. Philogelos : recueil de blagues grecques anciennes, éd., trad. du grec ancien, notes et postface par Arnaud Zucker, Paris, Editions Mille et Une Nuits, 2008.
[26] Par exemple Die Frau, nach dem Englischen der Mistress Norton von T. Vockerode, Leipzig, Carl Friedrich Dörffling, 1835, un des nombreux ouvrages de la féministe et polygraphe Caroline Sheridan Norton, ou encore l’anthologie The English Novelist, A Collection of Tales by the Most Celebrated English Writers, Leipzic [sic], William Engelmann, C. F. Dörfling, daté tantôt 1837, tantôt 1839.
[27] Italien, Neapel : Golf von Baja, etc., v. 1844, gravure sur acier, H. 0,26 m ; L. 0,31 m, Bamberg, Antiquariat Murr.
[28] Remerciements chaleureux à Andreas Beck (Forschergruppe 2288 “Journalliteratur”, Ruhr-Universität Bochum) et à Tom Gretton (University College London) pour leurs suggestions et leur aide dans l’exploration de cet album.
[29] Il s’agit d’une part de « Neapolitan Maccaroni-Eaters », The Penny Magazine, vol. II, n° 87, 10 août 1833, p. 305, repris dans le Magasin pittoresque, vol. I, n° 51, 1833, p. 401, sous le titre « Scènes italiennes : le marchand de macaroni », puis dans Das Pfennig-Magazin, n° 38, 18 janvier 1834, p. 297, « Die neapolitanischen Maccaroniesser ». Et de l’autre, de « The Carriages of Naples », The Penny Magazine, vol. II, n° 90, 31 août 1833, repris dans le Magasin pittoresque, vol. II, n° 33, 1834, p. 257, « Les voitures à Naples », et dans Das Pfennig-Magazin, n° 48, 29 mars 1834, p. 350, « Die neapolitanische Kalesche ». Ces deux saynètes figurent de part et d’autre de la vue panoramique de Naples dans Unter-Italien (données aimablement communiquées par Andreas Beck).