Blessures de Goethe. Un Faust parodique
par Alfred Crowquill (1834) et sa version
allemande par Anselmus Lachgern (1841)

- Evanghelia Stead
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C’est dire que si le processus parodique est une blessure de Goethe, au sens où il porte atteinte à la pièce qu’il raille ou gauchit, il ne peut s’y employer, dans les premiers temps de la réception de Faust, qu’au second degré et en prenant appui sur une autre œuvre, un intermédiaire bien connu. C’est ce dernier qui devient la base d’acclimatation dans le pays d’accueil et sert de tremplin à l’approche parodique. Ce processus stratifié implique aussi plus d’un art. L’image y règne, mais peut annexer un texte, être une parodie par deux. Le médiateur, bouture greffée sur la plante Goethe, ou scion né de l’arbre Faust, est le premier à faire les frais de la parodie ; ce n’est qu’en second lieu que l’outrance atteint le Faust originel. Et dans le cas de l’image, le transfert de pays en pays est encouragé par un usage abondant des objets imprimés, surtout ceux qui font immédiatement appel au regard. Reprenons un instant la brève comparaison entre musique et interprétation graphique, cette fois du point de vue géographique : une parodie française bien connue, mais plutôt tardive, Le Petit Faust de Louis-Auguste-Florimond Ronger, dit Hervé (1869), ne prit pas directement à partie le Faust de Goethe. Elle naquit du succès retentissant du Faust de Charles Gounod [8]. Mais, contrairement à l’opéra de Gounod, transplanté en Allemagne grâce à Margarete, la répercussion du Petit Faust se cantonna en France sans influence sur le domaine germanophone. Le Faust parodique de Crowquill, en revanche, finit par revenir en Allemagne où il fit mouche en riant sous cape. Qui plus est, Crowquill joignit dès le départ à ses gravures, qui gauchissent les gravures de Retzsch, la verve parodique d’un poème qui renforça l’effet des dessins.

La contrefaçon parodique d’une œuvre majeure présuppose donc une culture dense, des moyens de création et une ingéniosité de parodiste qui égalent l’original en le dépassant, ainsi qu’une distanciation ironique ou critique qui peut inclure l’autocritique. Or, dans le cas de Crowquill, qui parodie le Faust de Goethe par le biais d’un Retzsch adapté en Grande-Bretagne et d’une forme poétique autochtone, la blessure devient blessures : (1) La parodie s’exerce sur une pièce qui non seulement passe d’une culture à une autre, mais aussi d’un médium à un autre. Dans A Dictionary of Literary Terms, J. A. Cuddon note que le parodiste emploie plus ou moins la même technique que le caricaturiste [9], et il est à parier que la portée de la parodie est accrue par l’association de la plume avec le crayon. Née en Grande-Bretagne et s’adressant à un nouveau public, la parodie de Crowquill travaille sur une des formes les plus médiatiques et les plus médiatisées de la pièce, l’imagerie de Retzsch. Mais son caractère intermédial met aussi en jeu le texte et l’image qui ne travaillent pas nécessairement de concert. (2) Comme Crowquill y associe un poème de son cru, la parodie met à mal le registre d’origine et substitue un genre à un autre ; mode d’expression hautement littéraire, elle rabaisse le ton tout en exigeant une grande dextérité technique, gage d’une forme d’art donnée à l’outrance. (3) Le contenu et la forme de l’original sont déportés dans une composition culturellement connotée et mêlés à des référents indigènes, ainsi que sur un matériau déjà remanié et réorienté, ce qui multiplie les niveaux de stratification culturelle. (4) Outre les remaniements que la double parodie fait subir à la création de départ, il lui faut bien entendu tenir compte de la réception de l’œuvre originale dans le pays où elle est parodiée et du contexte de la parodie ; de la modification des codes de signification d’une culture à l’autre ; et de la tradition culturelle parodique antérieure dans le pays où s’inscrit la nouvelle proposition outrée. C’est dire que le second degré propre à la parodie – la tension entre haut et bas, sublime et grotesque, enthousiasme et raillerie, outrage et compliment, s’exprimant au diapason d’un mélange –, se mue avec Crowquill en troisième degré s’appuyant sur le médiateur Retzsch, puis en quatrième degré impliquant le texte, enfin,en cinquième avec le transfert de la suite gravée en Allemagne, qui retrouve soudain l’origine de cette chaîne de caramboles, le Faust de Goethe, comme on le verra. A ce dernier stade, la portée critique de la parodie agit comme un décapant puissant qui rend à l’original toute sa vigueur.

Les médias sont dès lors sous tension, les cultures confrontées. Les interprètes se révèlent plus nombreux que la cible, Goethe, et le parodiste, Crowquill. Les contextes historiques sont fortement sollicités. Enfin, les référents culturels par pays sont mobilisés avec une rare intensité qui débouche sur une lecture approfondie de l’œuvre d’origine, mais sous le masque.

Prenons donc les choses dans l’ordre.

 

Une plume de corbeau

 

Faust, a Serio-Comic Poem, With Twelve Outline Illustrations, par Alfred Crowquill [10], parut en 1834 à Londres au prix de six shillings chez B. B. King, un éditeur actif entre 1835 et 1839 et spécialisé dans l’estampe, notamment à la manière noire. L’ouvrage connut trois éditions en deux ans, ce qui indique son succès. Ces trente-deux pages (26,1 x 17,4 cm), sous couverture typographiée, comportent douze brefs chants et douze images. Le texte est composé et les images dessinées et gravées par Alfred Henry Forrester (1804-1872), artiste et écrivain humoriste, frère cadet du polygraphe Charles Robert Forrester (1803-1850). Le pseudonyme Arthur Crowquill leur fut commun dans des œuvres associant les textes de Charles aux dessins d’Alfred. Cependant, à la retraite du frère aîné en 1843, il servit de prête-nom au seul cadet, Alfred. Ce Faust-ci est bien l’œuvre de ce dernier selon la note manuscrite figurant dans un exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale de France : « This Poem, was written by Mr. Forester [sic], who also designed the drawings and engraved the plates: a fecundity of arts, tria juncta in uno. / Markham Sherwill » [11] – « Ce Poème, fut écrit par M. Forrester, qui composa également les dessins et grava les planches : fécondité des arts, trois en un » [12].

Alfred Henry Forrester débuta à la City aux côtés de son frère qui était notaire. Il se tourna vite vers la presse illustrée, un phénomène caractéristique et foisonnant à l’époque. Il étudia le dessin et le modelage et s’initia à la gravure sur bois et sur acier. Illustrateur fécond, il seconda de ses dessins les œuvres de son frère et de plusieurs autres auteurs, participa aux débuts de Punch, or The London Charivari, et publia souvent des textes agrémentés d’images dans The Illustrated London News, le grand magazine britannique. Ecrivain et artiste à la fois, il fut aussi un peintre fécond (paysages, scènes bucoliques, intérieurs), s’intéressa aux arts appliqués (il est un concepteur connu de décors pour céramiques et porcelaines), créa des affiches de théâtre, des toiles de fond pour les revues de fin d’année, des cartes de visite, des cartes commémoratives, des cartes à jouer, et des cartes postales comiques. Il dessina de nombreux cartonnages et jaquettes pour les yellow-backs, les livres à couvertures colorées et voyantes reproduites par la chromolithographie. Il composa aussi des livres pour enfants et des pièces de théâtre avec une verve évidente. Il fut en un mot une personnalité aux talents multiples, capable aussi d’improviser et de chanter, et son œuvre reste négligée par la critique anglo-saxonne au profit de dessinateurs bien plus prisés que lui (Robert Seymour, George Cruikshank, Kenny Meadows, H. K. Browne, etc.) alors qu’il peut les égaler, voire rivaliser avec eux, sinon par la vigueur du dessin, du moins par la portée comique et la conceptualisation [13].

 

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[8] Voir P. Girod, « Le Petit Faust d’Hervé, parodie d’un succès et succès d’une parodie », Coulisses, n° 43, 2011, pp. 91-102 (consultée le 5 octobre 2019).
[9] J. A. Cuddon, A Dictionary of Literary Terms, revised edition, Penguin Books, 1982, p. 483.
[10] Al. Crowquill [Alfred Henry Forrester], Faust, A Serio-Comic Poem with Twelve Outline Illustrations, London, B. B. King, 1834.
[11] Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tb 58 in-4°. Le capitaine Markham Sherwill (1787 ?-1845) est un des initiateurs de l’alpinisme et le co-auteur d’une Ascension à la première sommité du Mont Blanc (traduit en français en 1827). Sherwill avait un vif intérêt pour la littérature et vécut en France pour une bonne partie de sa vie.
[12] Sauf indication contraire, les traductions me reviennent.
[13] Sur Crowquill, voir S. Dickson, « Foreword about the Author », dans Arthur Crowquill, A Few Words about Pipes, Smoking and Tobacco, New York, New York Public Library, 1947, pp. vii-xi ; et S. Cooke, « “If Not a Genius” ? Alfred Crowquill as an Illustrator and Applied Artist » (consultée le 5 octobre 2019).